Le type déguisé en sergent-major s’élança. Il se prit les pieds dans la marche qui séparait l’étroite coulisse de cette toute petite scène, un « Et mer… » retentit mais s’arrêta vite car l’aria commençait et sa conscience semi-professionnelle de chanteur semi-amateur l’empêchait de perdre son souffle à pester contre les éléments du décor. Surtout que le jeu de scène était relativement exigeant.
L’allumé qui avait monté La Fille du Régiment, dans cette ridicule grange transformée en salle des fêtes d’un village paumé en Corrèze, se prenait pour un génie incompris. Une sorte d’étoile montante que l’on avait raillé à Paris et qui était venu cuver en province sa rancoeur et une dépression passablement prolongée. En voyant répéter la chorale des Lundis chantants à quinze bornes de là, il avait eu la révélation. Depuis, une flamme animait son regard et, à défaut d’avoir retrouvé du talent, il avait atteint une sorte d’équinoxe émotionnel où la dépression et l’état de béatitude étaient à durée égale. Il passait son temps à s’émerveiller d’un rien (le type en soldat, mimant l’action de jeter une lettre d’amour roulée en boulette à l’aide d’une sarbacane vers un fenêtre élevée, avait raté sa cible « Haha ! Oui, très bien ! Très drôle ! ») puis replongeait, aussitôt la gaité passée, dans un abîme insondable (« Personne ne comprendra, personne… Pourquoi suis-je aussi nul ? »)
Sur scène, l’action continuait de se dérouler, sous le coup des marteaux d’un piano synthétique et franchement irritant. La vieille bique qui déchiffrait aléatoirement la partition, ajoutait ici ou là des fioritures propres à l’oeuvre de Donizetti mais que ce dernier n’avait certainement pas eu le cran d’écrire. On le comprend : le dodécaphonisme, les dissonances et les fausses notes ne devaient pas être à la mode en 1840. Que voulez-vous, Gaetano était un visionnaire !
En coulisses, entre le dépressif qui se mordait les ongles jusqu’au sang et un vagabond endormi sur une meule de foin, type sorti de nulle part mais que personne n’avait osé déloger, trois ou quatre enfants communiquaient entre eux avec des cris et des hurlements. Après l’entracte, ils entamèrent même une partie de charades, riant comme des otaries, sans se soucier du bruit qu’ils faisaient. Dans ce trou paumé, on n’avait pas trouvé de baby-sitter pour garder les chiards de la chanteuse vedette.
Marie, ou, du moins, celle qui jouait Marie, était une femme ronde, forte de quarante-quarante-cinq ans, déguisée en jeune fille. Ne réussissant plus à rentrer dans sa robe de mariée, elle avait dissimulé l’éclatement de la fermeture éclair à grand renfort de voilages fleuris qui flottaient derrière elle en permanence, lui donnant l’aspect d’une comète enrubannée dans des rideaux d’un goût plutôt mauvais.
Arriva la scène finale, celle où la jeune et innocente héroïne se jette dans les bras de son fiancé. La trajectoire de l’astre filant était précise, mais l’étroitesse de la distance qui la séparait du sergent-major rendait la tâche ardue. L’estimation de l’élan à prendre faite durant les répétitions se révéla optimiste. Très optimiste. Trop optimiste. Alors que la balistique aurait pris en compte la masse volumique, le poids, la distance, l’élan de Marie et surtout la masse musculaire de son fiancé, le metteur en scène assimilait bien trop ses chanteurs à leurs personnages. Le pauvre Tonio, maigre sur ses deux cannes déjà ébranlées par l’entorse provoquée au premier paragraphe, fut percuté de plein fouet par un quarante-cinq tonnes. Le rideau tomba sur cette scène émouvante, peut-être un peu tôt, mais bien involontairement, le couple enlacé ayant heurté les sacs de sable le retenant dans les cintres.
La mise en scène catastrophique fut applaudie à tout rompre par le maire du village et ses deux voisins au teint rougeot qui empestaient la vinasse. Ce fut un succès phénoménal dont on parla longtemps dans tout le village.
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Voilà les mots qui devaient être placés :
comète – sergent-major – équinoxe – flamme – vagabond – charade – estimation – communiquer – sarbacane – partition – jeu – étoile
(vous pouvez y aller, ils y sont tous !