Reconnaissance à Charles-Albert Cingria
Celui que la première phrase qu’il en a lue a physiquement et métaphysiquement galvanisé et c’était par exemple celle-ci sur laquelle il était tombé par hasard à la devanture de la Librairie Marguerat de Lausanne où se trouvaient empilés des centaines d’exemplaires du Canal exutoire à 25 francs pièce (on en veut 250 ou 2500 aujourd’hui selon les brigands), et voici donc : « On se promène ; on est très attentif ; on va. C’est émouvant jusqu’à défaillir. On passe, on se promène, on va et on avance. Les murs – c’est de l’herbe et de la terre – ont de petites brèches. Là encore, on passe, on découvre. On devient Dante, on devient Pétrarque, on devient Virgile, on devient fantôme. De frêles actives vapeurs, un peu plus haut que la terre, roulent votre avance givrée. Je comprends que pour se retrouver ainsi supérieurement et ainsi apparaître et ainsi passer il faut ce transport, cet amour calme, et ce lointain feutré des bêtes, ce recroquevillement des insectes et cette nodosité des vipères dans les accès bas des plantes ; ces bois blancs, légers, vermoulus ; cette musique tendre des bêtes à ailes ; ces feux modiques et assassins d’un homme ou deux arrivés de la mer, qui ont vite campé et qui fuient » / Celle qui découvre ces lignes aujourd’hui en lisant Le Persil / Ceux qui se savent douze ou au max douze cents à percer son délire / Celui que le tonique de son écriture et son incantation et sa bandaison a délivré de tout discours gris à caractère idéologique ou philistin / Celle qui le voit toujours vu en petit roi que Dieu (le père, le fils, le frère ou la mère polonaise) avait plaisir à voir régner sur la terre et environs / Ceux qui reviennent à lui comme à la source claire de la forêt métropolitaine / Celui qui le sait à la fois Romain et Chinois par l’alcool / Celle qui sourit doucement à ceux qui se disent ses spécialistes / Ceux que le froid saisit à l’écoute de sa basse continue de laquelle jaillit soudain le chant de l’alouette spirituelle dite Lulu / Celui qui partage son horreur du nordisme genre aujourd’hui Wellness Design Fitness et autres saloperies lisses / Celle qui n’a pas reçu de plus beau cadeau que ses soliloques d’impérial pique-assiette toujours un peu pompette / Ceux qui annotent ses textes et en seront heureusement contaminés en tout cas on l’espère pour ces enfarinés de poussière / Celui qui se rappelle les sept petits moines vietnamiens surpris dans le vallon du Gottéron à pépier comme dans une de ses digressions de Musiques de Fribourg / Celle qui lui vendait à Cully des boîtes de cachous / Ceux enfants qui le poursuivaient dans les ruelles de Saint-Saphorin en lui criant Cachou ! Cachou ! / Celui qui la vu pioncer seul et saoul comme un tas sur les sacs de sucre empilés derrière la gare de Cornavin / Celle qui a conservé son clavier secret dont sa belle-mère bernoise a fait du petit bois / Ceux qui l’ont blessé ce jour-là en finissant sans lui la bouteille de Gigondas que son ami Wayland avait ouverte pour lui comme il disait / Celui qui pense que l’humiliation a été l’un de ses moteurs puissants / Celle qui a incendié sa cousine femme de notaire qui lui recommandait de ne pas le laisser seul avec les enfants avec ce qu’on sait / Ceux qui évoquaient sa « sexualité » avec le ton bassement «à l’écoute» des diplômés en psychologie et autre cafards concernés / Celui qui s’est déconsidéré aux yeux de l’Eternel en parlant de l’aspect compulsif de son écriture / Celle qui relit Enveloppes avec la satisfaction plus-que-réelle d’être physiquement et métaphysiquement bien baisée / Ceux qui savent qu’avec un tel corps on boit plus facilement qu’on ne baise mais qu’est-ce qu’on sait au juste de ces choses-là non mais des fois / Celui qui a toujours estimé que les critères de gauche ou de droite lui allaient aussi difficilement qu’à Pétrarque ou Virgile ou Tchouang-tseu sans parler de Little Nemo / Celle qui suçait son pouce à lui pour s’endormir mais il faudrait un collège d’experts pour conclure à la pédophilie n’est-ce pas / Ceux qui retrouvent son évidence mystérieuse en revenant au Canal exutoire où ils lisent par exemple ceci : « Il est odieux que le monde appartienne aux virtuistes – à des dames aux ombrelles fanées par les climats qui indiquent ce qu’il faut faire ou ne pas faire -, car vertu, au premier sens, signifie courage. C’est le contraire du virtuisme. La vertu fume, crache, lance du foutre et assassine », ou ceci qu’ils entendent comme un ordre de marche permanent quoique secret : « L’homme-humain doit vivre seul et dans le froid : n’avoir qu’un lit – petit et de fer obscurci au vernis triste. – une chaise d’à côté, un tout petit pot à eau. Mais déjà ce domicile est attrayant ; il doit le fuir. À peine rentré, il peut s’asseoir sur son lit. Mais, tout de suite, repartir. L’univers, de grands mâts, des démolitions à perte de vue, des usines et des villes qui n’existent pas puisqu’on s’en va, tout cela est à lui pour qu’il en fasse quelque chose dans l’œuvre qu’il ne doit jamais oublier de sa récupération », ou cela encore et enfin : « L’être ne peut se mouvoir sans illusion, mais il a cette secousse : il est de toute autre nature et il est éternel. Je crois même qu’une fille de basse-cour pense ça : tout d’un coup elle pense ça. Après elle oublie. Tous, du reste, continuellement, nous ne faisons qu’oublier », etc.
(Cette liste a été jetée ce matin tôt l'aube en prévision de l’établissement d’une livraison spéciale du journal Le Persil consacrée à Charles-Albert Cingria, aux bons soins de Daniel Vuataz et Marius Daniel Popescu.)