La journée de travail tire à sa fin. Une journée calme, simple, ordinaire. Il fait beau. De ces dernières belles journées dont nous gratifie souvent la fin de l’été.
Nous sommes le 11 septembre 2001 et un avion de ligne vient de percuter une des tours jumelles du World Trade Center à New-York, à 8 h 46 heure locale. À peine 20 minutes plus tard, à 9 h 02 exactement, alors que le monde entier croit à un accident, des millions de téléspectateurs voient en direct un deuxième avion s’engouffrer entre les 77ème et 85ème étages de la tour Sud cette fois. Plus de doute, il s’agit d’une agression. 35 minutes plus tard, le Pentagone subira lui aussi une attaque. Moins de deux heures après le premier impact, les deux tours d’un des plus hauts lieux de la finance internationale s’effondrent, entraînant avec elles le Marriott World Trade Center et les illusions de millions d’Américains.
N’ayant pas alors la télévision, je ne peux me faire une idée de ce qui se passe vraiment qu’au travers des commentaires radiophoniques. Je n’ai à ce point pas conscience de l’ampleur et de la portée des évènements que je n’ai même pas l’idée d’aller voir la télévision chez une amie (aujourd’hui ma femme) momentanément absente, mais dont j’ai la clé de l’appartement. Ce n’est qu’après son retour, et visionnant les images inlassablement diffusées sur toutes les chaînes depuis plusieurs jours que je prends enfin conscience de ce qui s’est passé. C’est alors que comme des millions de personnes de par le monde, ces images n’ont de cesse de m’obséder et de me projeter autant que mon imagination me le permet, dans les dernières minutes vécues aussi bien par les victimes que par les bourreaux. Chaque image, chaque plan, chaque détail nourrie mes pensées. Je les utilise presque malgré moi pour me projeter autant que possible en lieux et place de cette tragédie. Je visionne inlassablement le « film » du drame « vu de l’intérieur », essayant de toucher au plus près les sensations, mais surtout les dernières émotions de ceux qui l’ont vraiment vécu.
Outre leurs conséquences à la fois politiques, économiques, sociales, culturelles et psychologiques mondiales ; les attentats contre les tours du World Trade Center firent 2973 morts et 24 disparus.
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[...] Souvenons-nous à quel point les attentats du 11 septembre 2001 ont choqué et bouleversé des millions de consciences de par le monde. Rappelons-nous l’impact psychologique que cet évènement – néanmoins très localisé – a eu sur l’ensemble des populations des pays riches et « développés » de la planète. On a du mal à prendre la mesure des effets que la seule perspective d’une catastrophe planétaire pourrait avoir sur l’ensemble des consciences humaines. Au regard du 11 septembre, les effets psychologiques d’une telle crise ou de sa seule éventualité sont inimaginables dans la mesure où chacun serait directement menacé dans sa chair et dans celle de ses proches. Comme j’y faisais précédemment allusion, ces attentats n’ont, en dépit des apparences médiatiques, concerné que cette « frange » de la population mondiale en mesure de se reconnaître dans les victimes. Seules les nations à la fois proches culturellement, politiquement, économiquement, historiquement et géographiquement des États-Unis ont pu ressentir jusque dans leur chair ce drame parce qu’il était celui d’une famille – élargie certes à plusieurs nations – à laquelle chacun était à même de pouvoir s’identifier. Une phrase polémique qui a été en ces jours lancée par un de nos politiciens fut : « Nous sommes tous Américains ! » Pour certains, ce fut un raccourci un peu rapide, mais que l’on peut aisément comprendre en de telles circonstances. Si beaucoup se sentirent « Américains », c’est qu’il leur était culturellement plus facile de s’identifier à un Américain qu’à un Tutsi. Parce qu’au-delà de notre humanité commune, qui devrait indifféremment nous rassembler en toutes circonstances, la civilisation et la société ont accumulé sur nos identités autant de traits, de singularités, de besoins, de certitudes et de désirs différents, qui nous ont plus éloigné les uns des autres qu’ils ne nous ont rapproché. Ainsi, le progrès et ses avatars ont progressivement éloigné les cœurs quand, dans le même temps, la démographie rapprochait les corps au point qu’ils se touchent.
Si le tsunami qui a ravagé les côtes thaïlandaises le 24 décembre 2004, faisant 5354 victimes, a peut-être laissé moins de traces dans nos esprits, c’est sans doute parce que les liens affectifs que nos sociétés occidentales ont avec la Thaïlande sont moins intenses que ceux qui nous unissent avec les nations Nord Américaines par exemple. Il s’est passé, pour les différentes nations et populations « concernées » par les attentats Newyorkais, ce qui se passe à moindre échelle au sein d’une famille ou d’un cercle restreint de connaissances touché par un deuil ou quelque autre drame de la vie. Il s’est agit ici, au niveau international, d’une empathie et d’une compassion identiques à celles que nous pouvons parfois éprouver sur le plan individuel.
Plus récemment encore. Le tremblement de terre survenu en Haïti le 12 janvier 2010 aurait fait, suivant un premier bilan dressé le 2 février 2010, 230 000 morts, 300 000 blessés et 1,2 million de sans-abris. Cette catastrophe, deux mois après, ne faisait déjà médiatiquement plus « recette ». Si les élans de solidarité sont d’une grande intensité et d’une toute aussi grande ampleur, ils sont de courte durée. Comme si, au sein de la cacophonie ambiante, nous ne savions plus distinguer la véritable information de la banale anecdote.
Les massacres perpétrés entre le 6 avril et le 4 juillet 1994 au Rwanda par la communauté Hutu, et faisant près de 800 000 victimes essentiellement Tutsi, ont, de fait, beaucoup moins bouleversé, sinon marqué les esprits des nations dites « développées ». Quand bien même le nombre des victimes et les moyens mis en œuvre pour cette extermination aient pu défier l’imagination ; nous n’avons pas su vibrer à l’unisson de cette souffrance humaine exacerbée ; de cette horreur. Quand même les images relatant ces massacres eussent été plus nombreuses, à l’instar de celles passées en boucle des tours en flamme du World Trade Center, nous n’en aurions sans doute pas été plus bouleversés, mais peut-être même... lassés. La raison de cette presque indifférence collective, nationale et internationale tient tout simplement au fait que même si ces massacres insoutenables n’étaient pas si éloignés de nous géographiquement, ils l’étaient culturellement. À mille lieues de nos propres comportements, de nos propres barbaries. C’est du moins ce que nous pensions. Comme un refus d’admettre celle-ci possible au sein de nos sociétés dites « modernes, évoluées et civilisées ».
Pourtant, point n’est besoin de retourner loin dans le passé pour voir, chez nous, à nos portes, il y a à peine plus d’un demi-siècle, la manifestation d’une telle horreur. Et pourtant, lequel d’entre nous, même parmi les contemporains du plus grand génocide jamais perpétré de mémoire humaine, peut-il encore s’identifier aux près de 6 millions de victimes de la Shoa ? Qui peut, même aujourd’hui, ressentir sincèrement l’horreur que devrait légitimement et naturellement inspirer un tel massacre s’il ne l’a pas vécu lui-même ou dans son proche entourage ? Sans identification affective avec les victimes d’hier ou d’aujourd’hui ; sans cette compassion, aucun livre, aucun témoignage, aucun reportage d’aucune sorte ne nous fera approcher, comprendre et enfin ressentir la souffrance d’autrui et toute l’horreur dont notre espèce semble être la seule capable. Sans cette « participation » et « assimilation » à l’autre, ce dernier restera toujours pour nous, pour soi, en marge de notre monde. À jamais étranger et hors des plus lointaines frontières de notre univers quand les deux sont comme en apparences, intimement mêlés. Car s’ils sont à ce point confondus, ils n’en sont pas pour autant communs. Si nous n’avons pas de liens affectifs avec qui que ce soit – proche voisin ou lointaine nation – elles ne seront que des personnes ou des humanités virtuelles. Nous ne pourrons pas plus nous identifier à elles et partager leurs joies et leurs bonheurs que nous ne pourrons davantage ressentir toute l’horreur et l’abjection d’un seul meurtre ni même d’un génocide. [...]
L’une des grandes leçons de la Shoa aura été de nous montrer et de nous démontrer par les faits, que l’humanité ne nous sera jamais définitivement acquise. Elle est une œuvre de chaque instant. Elle est un travail et un effort à accomplir dans chacune de nos pensées et dans chacun de nos actes. Car chaque relation est à entretenir autant qu’à construire. Elle consiste en un constant effort pour maintenir ce fragile équilibre entre ma vision du monde et celle d’autrui.
L’humanité est une lumière qui, quoique toujours grandissante en apparences, n’en demeure pas moins fragile. Elle requiert une vigilance de tous les instants pour éviter que les ténèbres embusquées ne recouvrent à nouveau le monde. Car si l’histoire nous a enseigné que notre « humanité » peut nous être facilement refusée par autrui ; nous pouvons nous aussi, et tout aussi facilement, la lui refuser.
Sébastien Junca.
(Extrait de Blessure d’étoile, La face cachée de l’évolution,
Éditions Edilivre, 2011, pp. 171-181.)