Je sortais du métro. Arrivée devant la porte de mon homme, il ouvre et me dit : « T’as vu ? »
Non, je viens de passer une après-midi en vadrouille… Je ne sais pas où j’étais. Enfin, là depuis trente minutes, j’étais dans le métro. Etudiante en période d’examen, j’ai râté la session de mai, je tente de pas trop me vautrer en septembre.
La télé est allumée et les images tournent en boucle partout. On ne sait pas ce qui se passe, mais y’a des immeubles qui flambent. Même qu’ils se sont écroulés. Les images tournent. Et je les regarde avec une fascination morbide : je ne ressens rien, pas d’effroi, juste une réaction de stupeur. Comment ? Les types qui sautent, je ne les ai pas vu. Juste deux immeubles, un avion qui fonce, les panaches de fumée et puis… plus rien.
Combien d’heures j’ai passé devant l’écran, je ne sais plus. Passé une ou deux, on se lasse. Oui, il y a eu des morts, oui, c’est une catastrophe. Mais c’était bien loin. L’écran n’affaiblit pas toutes les distances. On s’est amusé, on a fait des blagues, parce que le rire est le propre de l’homme et qu’il est parfois le seul rempart contre le désespoir. Moi, j’avais autre chose à penser qu’au malheur des autres, j’avais ma vie. Mes cours à revoir, les prochains à préparer, me vider la tête pour ne pas éclater sous la pression qu’implique, dans une grande école, le fait de redoubler. Pas le droit à l’erreur, alors après un temps, j’en ai eu marre. J’ai zappé. C’était dur, car toutes les chaînes montraient toutes les mêmes images, les mêmes commentaires… On a fini par tomber sur un film idiot, ça nous a suffit.
C’était il y a dix ans.
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Photo de Sistak – Remembering 9/11***
Ce matin, je me suis levée. Plus de télé chez nous. Depuis longtemps, les malheurs du fin fond du monde ne viennent plus nous pourrir la vie à n’importe quelle heure. Je ne suis pas égoïste, mais il y a assez de malheurs autour de moi : le SDF du bout de la rue, les gens qui mendient, ma tante qui a perdu son boulot à 55ans, le vieux d’en face qui est peut-être un peu lubrique et voyeur mais qui crache ses poumons tous les matins sur son balcon pour nous prouver qu’il est encore vivant, les vitrines des boutiques de la rue qui sont de plus en plus vides et barrées d’affiche « A louer », dans l’une des rues les plus commerçantes de Lille, une famille coincée à cinq dans quarante mètres carré parce qu’on refuse les types qui se démerdent comme ils peuvent pour nourrir leur famille mais n’ont pas de CDI…
Tous ces problèmes, je ne les voyais pas, il y a dix ans. Non pas qu’ils n’existaient pas, mais on me demandait de la pitié pour tous les malheurs du monde. De la pitié, à force, j’en avais plu.
Je n’ai plus la télé. Ce matin, je me suis levée, j’ai emmené les enfants faire un vide-grenier. Mon problème le plus grave était de savoir quand on ferait l’anniversaire de mon cadet, mardi soir, mercredi, dimanche ? Et ce qu’on pourrait bien lui offrir comme cadeau. Apaisée parce qu’il s’agit de petits problèmes du quotidien. Les malheurs du bout du monde, je ne les nie pas, mais en quoi me touchent-ils ? Moi, je vois le quotidien autour de moi, c’est pour ça que j’ai envie de me révolter, de me battre, de pleurer. Pas pour ce que les médias nous apporte du bout du monde est qui finalement n’a qu’un impact indirect sur notre vie quotidienne. Pas pour ce qui aveugle les gens : on les gave des malheurs du monde pour qu’ils oublient que les malheurs arrivent aussi… ici.