Magazine Journal intime

Le Coût De La Vie.

Publié le 24 février 2008 par Mélina Loupia
Hier soir, après une drôle de semaine entre angoisse et impatience de demain, je me suis accordée une petite pause hors du temps. Plus qu'une pause, un vrai retour aux sources. Jusque dans ses racines en fait.   L'action se passe dans la salle de classe de cette ancienne école que je n'ai jamais fréquentée. Fermée dans les années soixante-dix, ma sœur aînée en a été l'une des derniers élèves privilégiés d'une classe unique de 6, chien et enseignante compris. Avant elle, toutes les générations qui font ce que mon petit et charmant village est aujourd'hui ont usé les bancs et les pupitres qui sont maintenant entassés dans je ne sais quel grenier d'une bâtisse, ternis de poussières et  probablement rongés par le cussou. Mais si le mobilier a disparu, l'âme des lieux persiste à parler à ceux qui savent la questionner. Grâce à l'attachement et au respect de certains, les photos de classe et une grande partie du matériel scolaire d'alors ont pu être sauvés de l'oubli et ont retrouvé leurs places initiales. Ainsi, l'estrade, le tableau noir, les planches pédagogiques et autres vieux cahiers de classes ont-ils pu à nouveau se lire, s'apprendre et se regarder. Chaque nouveau venu dans le village, estivant ou résident, aime à tenter de reconnaître son ancien camarade, le père de son compagnon de régiment ou sa première fiancée. J'aurais aimé apprendre à lire et écrire dans cette école qui ne demanderait qu'à rouvrir pour faire entrer la vie à nouveau dans le village.   Mais pour l'heure, les cris des enfants ne se font entendre que l'été, encore faut-il que les enfants réapprennent à sortir plus souvent et jouir des joies simples du dehors.   Alors qu'un couple de gentils teutons, ayant élu résidence principale à la sortie du village, après avoir restauré une magnifique et imposante bâtisse qu'on appelle "Le Moulin", discutaient avec mes grands-parents, la gentille dame faisait remarquer à ma grand-mère qu'elle avait quatre enfants et un seul petit-enfant. "Et moi, je n'ai eu qu'une fille, mais elle a eu quatre enfants, qui nous ont donnés pour le moment sept arrière-petits-enfants".   Comme je portais aux parents de ma mère deux crêpes que j'avais passé l'après-midi à faire, et deux verres de cidre brut, je trouve la comparaison amusante, constatant que la quantité de départ n'est pas forcément un gage de prospérité, dans tous les domaines de la vie. Mon grand-père ajoute alors, d'un petit sourire en coin en direction de la femme qu'il aime: "Et dire que tout ça, c'est à grâce à un billet de cinquante francs!"   Je remarque à ce moment que parmi tous les couples de l'assemblée réunie ce soir-là pour déguster quelques crêpes, seul celui que forment mes grands-parents est le plus rapproché. Ils ne font presque qu'un. Elle est aussi grande que moi, il fait à peu près le double d'elle, mais sa tête penchée contre son bras sous son épaule semble avoir été là tout au long de leurs vies. Il la tient, la soutient et la retient, malgré les années qui passent et infligent des épreuves à son corps plus que son âge. Cet homme fatigué par une vie saine mais rude, tient encore la dragée haute à ses congénères, mais l'amour qu'il porte à la seule femme de sa vie le garde beau, digne et droit. Ce soir, c'est une des rares fois où je vois son visage aussi éclairé. Elle lève la tête, et le regarde, lui signifiant que c'est à lui de me raconter comment je suis arrivée. Il rit doucement et reprend.   "Ce jour-là, c'était la fête au village. Ta grand-mère portait une bien jolie robe, mais elle n'avait pas de poches. -Et moi, j'avais déjà remarqué ce grand jeune homme, et j'avais fait en sorte qu'il m'invite à danser. -Même si j'étais timide, je l'ai invitée. Elle m'a tendu un billet de cinquante francs. -C'était pas la coutume à l'époque, mais ma mère m'avait donné tout cet argent pour passer la fête, entre le repas, un peu de boisson et le tour de table des musiciens. J'ai donné le billet à ton grand-père parce que je n'avais pas de poche, il me le rendrait après la danse. -Et puis on a oublié, on s'est quittés, j'ai pris le régiment. -Et moi, j'ai cherché à savoir qui c'était, même si ça ne se faisait pas à l'époque. Je savais qu'il s'appelait Jojo, mais je ne savais pas si c'était Joseph ou Georges. C'est Josy, la fille de Marinette qui m'a dit qui il était vraiment. -Alors elle a demandé à sa mère l'autorisation de m'écrire pendant le régiment. Elle a accepté, à la condition de lire la première lettre. C'est un peu comme ça que ça a commencé entre nous, des lettres. -Les miennes étaient interminables, je lui racontais ma vie de jeune fille dans les moindres détails, je savais qu'il s'ennuyait alors je lui faisais passer le temps. Je me rappelle d'une où j'avais dessiné des feuilles et des fleurs, mais tout en mots. Il a dû mettre une journée à la lire et la tourner dans tous les sens pour déchiffrer le dessin de mots. -Et moi, j'étais pas doué pour l'écriture et la littérature, alors je lui faisais quelques lignes, autant de temps pour moi que pour elle. -Oui, mais en quelques mots, tu allais à l'essentiel, des phrases justes, précises, qui tournent le cœur et la tête. -Et le billet, tu le lui as rendu? -Ah oui, je lui ai envoyé par la poste, même si ça ne se fait pas. -Et ça a duré longtemps les lettres? -Oh oui, et toujours courtoises, même si plus précises sur nos intentions sur la fin. Mais attention, même quand on a commencé à se fréquenter, on se vouvoyait. -On s'est dit " vous" jusque deux mois avant notre mariage. -Vous me l'aviez jamais racontée, votre rencontre. Je savais pour les lettres, mais j'ignorais pour le billet. -Alors tu vois, si les robes avaient eu des poches, peut-être jamais tu ne serais née."   Ils se sont regardés, ont souri, puis ri, les yeux dans les yeux, et j'ai cru voir à ce moment, en quelques secondes, que ce jour de bal n'était qu'à un battement de cœur du moment, intact, même pas jauni comme ces photos de classe aux murs.   Je ne sais pas trop quand ils se sont rencontrés, je suppose après la guerre, puisque maman est née au début des années cinquante, à cette époque, les enfants légitimes naissaient peu après le mariage. Ils doivent être mariés depuis plus de cinquante ans. Soit un franc par an, avec ce billet en point de départ. Mais avec l'inflation , aujourd'hui, ce billet, il n'a pas de prix, à part tout l'amour que mes grands-parents se portent et nous portent.   Peut-être est-ce la définition du coût de la vie?

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