Nus et solitaires

Publié le 15 septembre 2011 par Jlk

En mémoire de Thomas Wolfe, mort le 15 septembre 1938 à Baltimore et qui reste, à 111 ans de sa naissance, l'incarnation de la jeunesse.


"Une pierre, une feuille, une porte introuvable; une pierre, une feuille, une porte. Et tous les visages oubliés.

Nus et solitaires, nous sommes en exil. Dans l’obscurité de ses entrailles, nous n’avons pas connu le visage de notre mère; de la prison de sa chair, nous sommes passés dans l’indicible, l’incommunicable prison de cette Terre.

Qui donc a connu son frère? Qui d’entre nous a pénétré dans le cœur de son père ? Qui donc n’est à jamais prisonnier de sa prison? Lequel n’est à jamais un étranger, et seul?"

Thomas Wolfe, L'Ange exilé. L'Âge d'Homme.

On venait de passer d’une année à l’autre et je m’étais retrouvé dans le quartier des naufragés de La Nouvelle-Orléans; il faisait nuit encore et glacial dans la cellule vert glaucome que j’occupais depuis la veille au treizième étage du building de la YMCA aux fenêtres masquées par une sorte de moucharabieh de béton lugubre; la roue des années venait de tourner et les éclats vulgaires de la fête avaient retenti dans les étages jusque tard dans la nuit; plusieurs fois on avait tambouriné à ma porte, mais j’étais resté seul et farouche dans ma cage, et maintenant je pensais à ma mère et à mon père qui se trouvaient à l’instant même quelque part au Mexique; le vent sifflait par la fenêtre fêlée, dans la région du port n’avaient cessé de hurler des sirènes et des cris lointains déchiraient parfois la rumeur de drame; je me sentais à des années-lumière des amis avec lesquels à l’ordinaire je passais le cap des ans, et pourtant je trônais là comme un monarque oublié dans le galetas royal de son exil – j’étais seul au monde, et tout oppressé, mais plein de vif et de gratitude aussi bien; le froid m’avait éveillé et, les yeux ouverts dans le noir, je songeais à ma vie et aux dix-sept étages de vies empilées en ces murs et aux mille millions de vies jetées de la nuit à la nuit de l’océan et de l’espace – je songeais à toute vie lancée comme une flèche de semence de la nuit à la nuit, et l’angoisse et l’oraison se mêlaient en moi.

Tu auras trente-trois ans cette année, me disais-je, et c’est l’âge qu’on dit du Christ en croix et celui de Mozart au Requiem, ou de Rimbaud au Harrar, et toi tu n’as rien fait. Or te voici au bout du monde, et tu pourrais disparaître que nul ne s’en apercevrait, n’était le cerbère à gueule de larbin chafouin de la loge d’entrée qui s’en viendrait, dès le premier jour non réglé, te réclamer son dû ou te sommer d’aller ressusciter ailleurs...

(extrait de la première page de Nus et solitaires, l'un des sept récits constituant le recueil de Par les temps qui courent, paru en 1995 chez Bernard Campiche et réédité en 1996 aux éditions Le Passeur, à Nantes.)