Depuis deux heures déjà, Elise regarde cette lettre du coin de l’œil droit. Elle la regarde sans oser l’ouvrir. Elle ignore ce qu’elle contient. Elle sait ce qu’elle contient. Une lettre d’un notaire ne peut contenir que de mauvaises nouvelles. Y’a que dans les films que les notaires vous annoncent que vous héritez d’un oncle inconnu, descendant d’une lignée de chercheurs d’or en Amérique, dont le bas de laine avoisine la cagnotte de l’Euromillions. Et puis d’abord, en Belgique, hériter d’un oncle d’Amérique, ça fait plus la fortune de l’Etat que de l’héritier. Et puis elle a pas d’oncle aux poches pleines de pépites d’or, elle le sait.
Alors elle n’ouvre pas la lettre. Car elle sait qu’elle va y apprendre son décès. Ce ne peut être que ça. SON décès. Vingt ans qu’elle n’a plus prononcé son nom. Vingt ans qu’elle ignore comment l’appeler. Son géniteur. Son père. L’ordure, comme l’a toujours appelé sa mère. L’ordure. C’est fort. C’est dur. Ça résume tout. Elle, elle ne l’a plus appelé depuis vingt ans, dans les deux sens du mot « appeler ». Elle a voulu oublier son numéro de téléphone. Elle a décidé qu’il ne serait plus rien pour elle. Certainement pas un papa. Pas non plus un père. Pas même une ordure. N’être rien, c’est pire qu’être une ordure, non ?
Elle ouvre la lettre.
« J’ai le triste devoir de vous annoncer le décès de votre père Monsieur Yves Xhoneut, survenu ce 11 septembre 2001. Permettez-moi de vous adresser mes plus sincères condoléances. Monsieur Xhoneut n’ayant rédigé aucun testament, vous êtes son unique héritière légale. Afin de me permettre de constituer le dossier relatif à sa succession et de vous informer des actifs qui la composent, je vous prierais de bien vouloir vous trouver en mon étude ce… »
Elle abandonne la lecture. Dépose la lettre sur le coin de la table, d’où elle glisse en virevoltant comme une plume. Elle ignore ce qu’elle doit faire. Que doit-on faire en de telles circonstances ? Après vingt ans de silence ? Que peut-on faire ? Pleurer ? Trembler ? Rire ? « Va danser sur sa tombe », aurait proposé sa mère. Toujours le mot pour rire. Elle y est déjà, dans la tombe, alors elle ne proposera rien. Mais c’est ce qu’elle aurait proposé, pour sûr.
Après un long moment, Elise récupère la lettre sur le sol poussiéreux, la replie précautionneusement et la range dans son enveloppe.
Trois jours plus tard, chez le notaire, elle n’apprend rien. Durant ces vingt dernières années, il n’a pas déménagé. Ne s’est pas remarié. N’a pas eu d’autre enfant. Elle est la seule. Elle est seule. Le notaire lui annonce qu’elle récupère le contenu du coffre, des comptes, du mobilier, bref de tout, et qu’il tient à sa disposition les clés de la maison. Pour peu, il aurait l’air presque content de lui annoncer que, désormais, elle est à l’abri, financièrement parlant.
Alors, elle ignore pourquoi, mais d’un coup d’un seul, de façon totalement inattendue, devant ce notaire qu’elle ne connaît pas, les vannes lâchent. Pas comme elle l’aurait imaginé. Ce n’est pas un torrent de larmes qui déferle, mais plutôt un tsunami de colère. Elle d’habitude si calme se met à vociférer contre ce pauvre homme de loi qui n’y comprend rien. Elle lui explique que si elle l’a nié vingt ans durant, c’est qu’il n’était qu’une sale ordure, qui n’a jamais aimé personne à part lui-même, et même lui-même elle n’en est pas sûre, qui a abandonné sa mère alors qu’elle était encore enfant, qui n’a jamais voulu de ce bébé qui n’avait rien demandé à personne, - ce bébé c’était elle, vous me suivez, maître ? – qui n’a même pas daigné payer une pension alimentaire, d’accord il ne l’aimait pas, il se fichait d’elle, mais il aurait pu songer à ses études, à son avenir, je sais pas moi, mais non, qui n’a jamais écrit pour son anniversaire, ni pour la Noël, ni pour la Saint-Nicolas, jamais jamais, vous savez ce que c’est qu’une gamine qui, chaque année, espère une carte pour son anniversaire, chaque année, chaque année, vous comprenez, chaque année, sans exception, que non seulement il a abandonné sa mère pour aller courir les femmes mais qu’il l’a abandonnée, elle, sa fille, qui ne demandait rien à personne sinon un peu d’amour, que sa mère a tout fait pour qu’il revienne, supplier, pleurer, menacer, écrire, encore et encore, envoyer des photos d’elle, au fur et à mesure qu’elle grandissait, envoyer copie de ses bulletins aussi, dans l’espoir qu’il s’intéresse à elle, une fois, rien qu’une fois, elle a tout tenté, sa mère, pour qu’il soit digne de son statut de père, en vain, cette sale ordure n’a jamais bronché, il a épousé sa mère, l’a sautée, excusez-moi du terme Maître, l’a trompée avec tout qui passait par là, l’a traitée comme une moins que rien, l’a engrossée, n’a jamais regardé sa gamine et puis basta, je me casse, adios, et l’enfant, pas mon problème hein, débrouille-toi, j’étais pas fait pour être père, tu t’en sortiras très bien sans moi, adios adios je ne me retournerai pas, désolée Maître, mais voilà, il fallait que ça sorte, car si elle l’a nié vingt ans durant, c’est parce qu’il l’a niée vingt ans durant, elle ne connaît même plus son visage, sa mère a effacé toute trace, tellement elle souffrait de cette situation, elle connaît juste son nom, puisque c’est la seule chose qu’il lui a offerte à sa naissance : ce nom qu’elle déteste mais qu’elle est contrainte de porter, le nom d’une ordure.
Elle a tout débité d’une voix emplie de rancœur trop longtemps contenue. Il n’a sans doute rien compris, le pauvre notaire, de ce long monologue, de cette longue phrase qui n’en finissait pas. Alors il pose sa main sur la sienne et répète quelques « je comprends, mon petit », regardant discrètement l’heure qu’il est, afin de ne pas faire attendre son prochain rendez-vous. Ensuite, il lui remet la clé de sa maison et l’informe que sa secrétaire lui proposera bientôt un nouveau rendez-vous pour signer la paperasse de circonstance.
Elle se rend alors directement sur place. Elle ne sait pas trop pourquoi, ni ce qu’elle va chercher, ni ce qu’elle espère, mais elle y va. Un peu de curiosité, peut-être. Beaucoup de rage, sans doute. Enormément d’envie d’en savoir plus, certainement.
Elle fait le tour de la maison sans vraiment découvrir grand-chose. Elle observe la décoration, simple, propre, froide. Elle traverse la cuisine, remarque la tasse de café sur la table, comme s’il allait rentrer d’un instant à l’autre et se réchauffer d’une grande gorgée, ouvre la porte-fenêtre vers le jardin, en fait le tour, frissonne un peu, puis rentre et grimpe la volée d’escaliers en bois vernis. Elle franchit la porte de la chambre, s’assied un instant sur le lit refait, ouvre la garde-robe, palpe les costumes et les pulls. Sensation étrange de violer l’univers de quelqu’un dont elle savait si peu et qui pourtant aurait dû lui être si proche.
Ensuite, elle va dans la chambre suivante.
Elle ne comprend pas immédiatement.
La pièce est anormalement encombrée.
Dans le coin, face à elle, sous la pente du toit, des tas de paquets. Jamais déballés. De toutes tailles. De toutes couleurs. Certains plus défraîchis que d’autres. Elise s’approche et découvre que chaque paquet porte une inscription manuscrite « Elise, 5 ans », « Elise, 6 ans », « Elise, 7 ans », « Elise, 8 ans », et ainsi de suite jusqu’à « Elise, 25 ans »… Un a un, les emballages sont déchirés par Elise qui découvre les cadeaux qui lui étaient destinés : là, une poupée, une dînette, une robe de princesse, ici un ensemble de romans, un walk-man, un stylo.
Sur le secrétaire, elle découvre ensuite plusieurs liasses de lettres, consciencieusement triées et ficelées.
La première liasse est composée de cartes d’anniversaire portant toutes la même adresse, la sienne. Chacune est ornée de la mention manuscrite « refusé – retour à l’expéditeur ». Elise reconnaît immédiatement la petite écriture serrée, toujours la même. Lentement, elle ouvre chacune des enveloppes et découvre les souhaits lui adressés pour chacun de ses anniversaires.
La seconde liasse regroupe diverses lettres dont elle est également la destinataire. Ici aussi, la même écriture a retourné rageusement les missives à son expéditeur. Elise se plonge dans une lecture assidue de ces courriers qui demandent de ses nouvelles, quémandent une réponse de sa part, racontent des tranches de vie, envoient mille bisous et insistent pour une visite prochaine.
Enfin, la troisième liasse comporte des courriers rédigés par sa mère, cette fameuse écriture qu’elle reconnaîtrait entre mille. Les mots sont durs, cassants, sans appel « laisse-nous tranquilles, arrête de me supplier de revenir, c’est inutile », « tu ne la reverras jamais, nous sommes bien mieux sans toi », « elle n’a pas besoin de toi et moi non plus », « cesse de téléphoner, cesse d’écrire, cesse de venir, je n’ouvrirai pas », « non, tu ne recevras pas de photo ni quoi que ce soit en rapport avec elle, fais une croix sur elle », « je ne veux pas de ton argent, tes chèques ont été déchirés, arrête d’en envoyer », « je ne t’ai jamais aimé, je n’ai jamais voulu de toi, fous-moi la paix, fous-nous la paix, arrête de venir pleurnicher à ma porte, arrête de m’appeler, sinon je porte plainte ».
Abasourdie, Elise replie soigneusement chacun des courriers, chacune des cartes. Elle reforme les liasses telles qu’elle les a trouvées, refait les nœuds et les repose à leur place. Elle range ensuite les cadeaux dans leur emballage et les pose sur le sol, sous la pente du toit.
Puis, amorphe, elle se laisse glisser sur le sol, comme au ralenti. Si elle était dans un film, l’atmosphère serait feutrée, comme dans un cocon, un peu floue aussi, sans doute. Une musique à la fois douce et oppressante accompagnerait sa chute. Mais elle n’est pas dans un film, alors sa chute fait un petit bruit mat. Elle ne pleure pas. Elle ne rit pas. Elle est comme vidée de toute émotion. Elle sait. Elle sait maintenant qui est l’ordure. Et son esprit incapable de réfléchir, en ce moment précis, ne retient plus qu’un seul mot, qui tourne en boucle comme un cheval sur un manège de fête foraine, ce mot qu’elle parvient enfin à prononcer.
Papa.