Retour à Ithaque

Publié le 14 septembre 2011 par Voilacestdit

J'ai toujours aimé les petites salles où l'on se tient à une dizaine de spectateurs, la trentaine au maximum, assis sur des bancs, à quelques mètres de la scène souvent nue, dépouillée de tout décor, mais prêts à entrer dans un autre monde, franchir des espaces imaginaires, pour nous retrouver, par la magie du jeu tout épuré des acteurs, emportés dans l'univers de l'auteur, dès les premières répliques échangées.
Ainsi l'autre soir de Retour à Ithaque, adaptation des chants XIII à XXIII de l'Odyssée, dans une des petites salles du théâtre du Lucernaire, à Paris.
D'emblée on est pris par la puissance du récit d'Homère, son pouvoir d'évocation, sa "candeur" dit René Loyon, le metteur en scène, et certes le mot peut au premier abord surprendre, mais c'est vrai il y a de la candeur dans la manière de raconter, de donner à voir, la mort brutale des prétendants ; ainsi celle d'Antinoos, un de leurs chefs  : Ulysse tira et le frappa  de sa flèche à la gorge ; la pointe traversa de part en part la tendre nuque ; il bascula, la coupe lui tomba des mains ; frappé d'un trait, un flot épais jaillit, par ses narines, de sang humain ; d'un mouvement brusque du pied il renversa la table ; les mets se répandirent par terre ; le pain, les viandes rôties furent souillées. Ou encore la mort de l'autre chef, Eurymaque : le front frappa le sol ; le souffle devint rauque ; le fauteuil, sous le choc des talons, culbuta ; puis les yeux se voilèrent.
Le tragique est ainsi : ni plus, ni moins, les événements se déroulent comme dans l'ordre de la fatalité,  inexorablement, avec la force tranquille du destin. Il en a été ainsi et il ne pouvait en être autrement. Car la tragédie est universelle, dans l'espace et le temps, ce qu'elle raconte c'est ce qui fait le fond de nos vies, Jung parle d'archétypes.
Evidemment on est à mille lieux de ce fade :


Heureux qui comme Ulysse, a fait un beau voyage,
Ou comme cestuy là qui conquit la toison,
Et puis est retourné, plein d'usage et de raison,
Vivre entre ses parents le reste de son aage !
On croirait entendre un retraité, un peu excité par la nouveauté, de retour de voyage avec Clio ou Arts et Vie ! En fait de voyages, Ulysse a affronté mille périls fomentés par Poséidon "le puissant Ébranleur des terres" et son retour se fait au prix d'une immense colère qui le fait massacrer les 108 prétendants à la main de la sage Pénélope, sa femme fidèle, qui à coup de ruses retarde le moment de devoir se donner à l'un d'eux, jusqu'à ce qu'elle reconnaisse dans le mendiant venu en son palais son héros de mari Ulysse, vingt ans plus tôt parti guerroyer à Troie, toujours attendu.
Nous, plongés dans l'obscurité de la petite salle, assis un peu inconfortablement sur des bancs, nous buvons les paroles de l'Aède, comme si nous y étions. Nul besoin de costumes à l'ancienne, nul besoin de décors, voici Ulysse, en jean, qui explose de juste colère, et cette colère est la nôtre, et ce besoin de reconnaissance, et cette  angoisse de la solitude, et cette peur de l'abandon, et cette jalousie, ce désir de vengeance, le vieillissement, la mort...
Et le plus émouvant, peut-être, en fait de reconnaissance ? Lequel sur l'île d'Ithaque, le premier, reconnaît dans ce mendiant couvert de haillons son maître ?
Un chien affalé là dressa la tête et les oreilles,
c'était Argos, le chien d'Ulysse, qu'il avait
nourri sans en pouvoir jouir, étant parti trop tôt
pour la sainte Ilion [Troie, d'où Iliade] [...]
Maintenant il gisait là sans soins, le maître absent,
sur du fumier de boeuf et de mulet [...]
C'est là qu'Argos était couché, couvert de tiques.
Or, sitôt qu'il flaira l'approche de son maître,
il agita la queue et replia ses deux oreilles,
mais il ne put s'en approcher ; Ulysse,
à cette vue, se détourna, essuyant une larme
qu'il cacha [...]
Mais la mort noire s'était emparée d'Argos
aussitôt qu'il avait revu son maître, après vingt ans.