Elle dit : « je vais te dire ce que je n’ai dit à personne » tandis que je frissonne. Elle ne se souvient pas que son incipit représente un sésame à ses multiples mensonges. Le mot est galvaudé, parlons de version plutôt. Elle se joue de moi à chacune de nos interviewes, inverse les rôles, réécrit l’histoire selon ses humeurs en conservant tout de même la ligne imperturbable de sa défense.
Chaque fois il me faut lui répéter que je ne suis en rien procureur, ni même avocat général, non simplement, j’aimerais comprendre et peut-être l’aider par la même occasion à se réconcilier avec elle-même.
Mais il me faut bien admettre que tout cela vient trop tard, que ce n’est pas maintenant, dans sa quatre-vingt-deuxième année, qu’elle va bouleverser ses petites habitudes. Elle préférera de loin persévérer à endosser le statut de victime devant l’éternel. Je dis que c’est dommage…pour elle, car, en ce qui me concerne je ne lâcherai rien, qu’elle se le dise !
Elle hausse les épaules. Ce verdict lui passe au dessus de la tête, elle s’en tape et se doute bien du portrait que je vais dresser d’elle. Elle le voit sans nuance, aussi grossier que moi : rentre-dedans sans finesse aucune…
Une question tout de même ; la dernière, promis ! As-tu jamais considéré peser d’un poids quelconque dans ta propre vie ?
Elle me lance son regard perdu, celui-là même qui a toujours éveillé chez moi la forme la plus aigüe de compassion.
Je veux parler, tout simplement du constat que tu subis la vie à merveille dès qu’elle se montre aussi cruelle que tu peux l’être toi-même….
Moi ? Cruelle ? Tu dis vraiment n’importe quoi !!
Dans ce cas, dis-moi pourquoi tu ne réponds pas à mes questions alors que je m’intéresse à toi et que dès cette porte franchie tu iras te plaindre de mon harcèlement… il ne se fonde sur rien, à ton avis ? Il arrive comme ça, pile poil parce que je me suis décidée à devenir écrivain ? Tu n’as pas envisagé un seul instant qu’il serait bien plus simple pour moi de me mettre au crochet ? Tu ne t’es posée aucune question autre que te placer une fois encore dans ce rôle irrésistible de victime que tu maitrises si bien….et par la même occasion, je joue de mon côté le personnage du bourreau… c’est tellement plus facile comme cela, n’est-ce pas ? Ça y est ? Tu te retranches dans ton silence alors que tu fustigeais le mien l’heure d’avant. Mais je ne suis pas la fille que tu voulais, je ne suis pas la dame de compagnie censée meubler le vide de tes heures immobiles. J’en peux plus de tes jeux qui te « vident la tête », si tu la remplissais pour changer ? Tu verrais que cela peut devenir au moins aussi passionnant !
Et toi ? Tu ne t’es jamais demandée pourquoi je passais ma vie à jouer ? L’idée que ces passe-temps me font oublier mes échecs successifs ne t’a pas effleurée, toi ?
Je suppose que tes 8 enfants font partie intégrante de ces échecs ? Ou faut-il y ajouter tes deux maris devenus alcooliques … on se demande comment….
Tu vois, tu ne peux t’empêcher d’être méchante !
Mais de quels échecs parles-tu à la fin ? Sois précise, pour une fois…
RIEN ! Oublie, je n’ai rien dit….
Non, justement, je n’oublie rien moi ! Je n’oublie pas que du plus loin que je me souvienne, j’ai eu peur de te perdre parce que tu claironnais sur tous les toits que tu allais mourir, d’un instant à l’autre. Que tu demandais au bon dieu ce que tu avais fait pour avoir des enfants pareils ! Que tu pleurais chaque matin dans la cuisine, que tu n’as jamais eu le moindre geste de tendresse envers nous, tes enfants et pour couronner le tout, tu oses me dire, droit dans les yeux, que la première de tes pensées lorsque tu te lèves va à ton fils aîné dont tu n’as aucune nouvelle depuis des décennies alors que nous, les bâtards, ne t’avons jamais lâchée ; jamais !
Qu’est-ce que c’est que ce mot « bâtard » ? Tu ne l’as jamais entendu de ma bouche en tous cas !
Certes ! Mais tu le pensais si fort !
Mais quelle haine vit en toi, ma pauvre fille ! Que de rancœur ! Oui je pense à mon fils, excuse-moi de te l’avoir confié, je n’aurais pas pensé que cela te meurtrirait à ce point !
Si je suis meurtrie, ce n’est pas d’apprendre que tu te soucies de lui ; je te rappelle qu’il est mon frère aussi, et peut-être me manque-t-il….Non, j’déconne ! As-tu commis le moindre geste pouvant mener à une quelconque réconciliation possible ? As-tu écrit ? Téléphoné ? Parlé ? Non ! Alors, il est une fois de plus terriblement facile de te réconforter toi-même sans jamais produire le moindre acte qui pourrait changer les choses ; mais tu peux continuer de pleurer….
Tu es là, à juger. Comme s’il était facile de changer les choses…Quelle naïve tu fais, aussi….
Et bien tu vois, je préfère de loin me montrer naïve que penser que rien ne change rien. Dans ce cas, effectivement, tu n’as aucun reproche à t’adresser…
Tu le fais si bien à ma place….