Mon cher Victor,
Bonjour ma petite chérie, comment vas-tu aujourd'hui ? Tu ne pleures pas, c'est bien, mais tu as l'air si triste ! Les larmes ne signifient pas tout, Victor, je ne pleure plus effectivement, j'ai passé 70% de la journée d'hier à ça et ce matin, je me réveille déçue, amère, mais pas une larme. Il va te falloir du temps, même si cet enfant n'était qu'un embryon, tu... Ce n'était même pas un embryon, Victor, il n'y avait rien d'autre qu'un sac. Ah oui, c'est vrai, excuse-moi ma petite chérie. Mais cela n'empêche pas que tu t'étais projetée, que tu l'avais imaginé, la grossesse était arrêtée sans que tu t'en doutes et pour toi, c'était déjà un enfant, c'est tout naturel.
Je suis tombée enceinte au bout de mon deuxième cycle sans pilule : c'est rapide, et j'en étais fière. J'avais environ 13% de chances que la grossesse n'aboutisse pas, 13% de chances de faire une fausse couche, et malheureusement, c'est tombé sur moi, j'étais dans ces 13% là. Après le chagrin, vient l'incompréhension, puis la honte, la culpabilité. Je sais que ce n'est pas ma faute, tous ceux qui, autour de moi étaient au courant (et heureusement, il y en a peu), me le répètent : "Mirabelle, ce n'est pas ta faute, ce sont des choses qui arrivent". Qu'il est difficile pour moi d'accepter cela, Victor, d'accepter que c'est le hasard des "anomalies chromosomiques", d'accepter que cela soit tombé sur moi, sur nous, les rêves brisés en plein vol, les questionnements à n'en plus finir, pour comprendre, mais il n'y a rien à comprendre, m'a-t-on dit, il faut juste laisser glisser, laisser faire, laisser partir.
Je pense aux autres femmes. A ces deux amies, enceintes pour la première fois, pour qui tout se passe idéalement. Pourquoi elles ? Pourquoi moi ? Pourquoi pas moi ? Je suis jalouse des autres femmes, avec leurs ventres ronds, jalouses qu'elles aient en elle un embryon, un foetus qui se développe, qui grandit, un battement cardiaque à l'échographie. Je leur en veux, elles ne sont pas responsables, elles ont de la chance, je n'en ai pas eu, c'est comme ça. Elles ne savent pas ce que c'est d'attendre plus de deux heures aux urgences, la peur au ventre, d'avoir, le matin même, flairé que quelque chose clochait, de s'être pourtant agrippée à l'espoir durant toute la journée. Elles ne savent pas que le monde s'écroule, elles ne savent pas le traumatisme devant les mines désolées des internes, elles ne savent pas comme il est difficile de répondre aux questions, de dire au revoir poliment, de traverser le couloir vers l'ascenseur, comme il est difficile de tenir debout, de marcher, de parler. Surtout, ne pas pleurer, ne pas pleurer devant tout le monde. Elles ne savent pas et j'espère pour elles qu'elles ne sauront jamais.
Je n'ai pas été capable de mener ma première grossesse jusqu'au bout. Il ne faut pas formuler les choses ainsi, Mirabelle, tu n'es en rien responsable ! Je le sais bien, Victor, mais le sentiment de culpabilité, de honte, est là, tout au fond : l'impression de ne pas être comme les autres femmes, de ne pas être une VRAIE femme. Pauvre Mirabelle qui a fait une fausse couche... Non, vous vous trompez, je n'ai même pas fait de fausse couche ! L'anomalie est toujours là, en moi, immobile, le sac est toujours là, vide, désespérement vide, et je voudrais pouvoir m'ouvrir moi-même le ventre pour me l'enlever, je voudrais "expulser tout cela", je ne peux pas, cela reste, immobile, en moi, comme un refus. Ohé, mon corps, réveille-toi, tu ne peux pas garder tout ça, c'est fini, cela ne sert à rien de s'accrocher, il n'y aura pas de bébé, c'est fini, rends tout, s'il te plaît, rends tout, je n'en peux plus, je ne veux plus de tout cela en moi.
Demain, je n'irai pas au travail. J'en suis bien incapable. Faire comme si, passer ma journée avec des petits loups de trois ans, aussi mignons soient-ils, assister au défilé des adorables petits frères, des craquantes petites soeurs qui accompagnent leurs parents le matin, je ne peux pas, je ne peux pas quand j'ai en moi un sac vide, et un enfant qui n'est même pas mort, qui n'était même pas vivant, qui n'existe pas, qui n'existera jamais. Je ne peux pas. A la place, je retounerai sans doute aux urgences pour qu'ils "fassent le nécessaire". Il paraît que c'est spectaculaire. Une petite pilule à avaler et hop, beaucoup de sang, énormément de sang, des caillots gros comme un poing, des maux de ventre atroces, jusqu'aux contractions. S'il faut cela pour que cela se termine, peu m'importe, je ne supporte plus les symtômes de femme enceinte, les seins qui font mal, les nausées, quand je sais que plus rien n'évoluera.
La réalité me fait mal, je ne la comprends pas. Pourquoi moi ? Qu'est-ce qui s'est passé ? Est-ce que je pourrai un jour mener une grossesse à terme ? La réalité est incompréhensible, elle donne puis reprend tout, je déteste la réalité qui est mon quotidien depuis vendredi, je la déteste, c'est un cauchemar, je vais me reveiller, mais non, je ne me réveillerai pas, je suis déjà réveillée.