chapitre 1

Une petite fille de bientôt sept ans arpente les rues de la petite ville aux côtés de sa mère qui lui tient la main. En ce matin d’avril, elles marchent le long des vitrines alléchantes, d’un pas un peu trop rapide pour la gamine, qui voudrait s’attarder, profiter un peu plus de cette atmosphère effervescente qui contraste avec cette intimité inédite proposée par sa mère le matin-même. Il s’agit de lui acheter une paire de sandales.

L’achat sera rapide ; la petite fille, toute à sa joie de porter enfin quelque chose de neuf, non hérité de sa sœur ou d’une de ses cousines n’a pas le temps de faire son choix ou émettre un avis. La première paire de chaussures essayée conviendra parfaitement. A peine a-t-elle le temps d’admirer les sandales couleur « framboises écrasées » que lui décrit sa mère, qu’elles se trouvent empaquetées, puis emballées dans le sachet Bata, assorti d’un ballon de baudruche.

La marche cadencée reprend au même rythme lorsqu’elle cesse subitement, au grand étonnement de la petite fille. Sa mère vient de s’arrêter à hauteur d’une adolescente qu’elle embrasse avant de la lui présenter d’une façon si lapidaire qu’elle semble incompréhensible. «  Voici Paola, ta sœur »

Le visage qui se penche sur elle s’épanouit dans un sourire que la petite fille grave aussitôt et à jamais.

La rencontre est furtive, la conversation sommaire. Déjà, sa mère l’entraîne. La petite se retourne et suit du regard la silhouette voûtée de sa sœur-fantôme, couverte d’une immense cape, qui disparaît déjà.

Dans le bus, elle n’ose poser aucune des questions qui se bousculent dans son esprit. La mine préoccupée de sa mère l’en empêche. Elle se concentre alors sur ces chaussures qu’elle n’envisage plus comme le cadeau qu’elle fera semblant de découvrir dans quelques jours mais comme un abominable prétexte à cette rencontre inopportune. Les sourcils froncés, elle se barricade. Mère et fille se font face, chacune perdue dans son hermétique pensée. Le soir venu, l’une se plaindra au père de l’autre que leur fille n’est qu’une impossible boudeuse.

Quant à la petite, elle se perdra en hypothèses incongrues jusqu’à ce que le sommeil la porte vers ses cauchemars géométriques qui régiront l’année distinguée de son âge de raison : a-t-elle tort de penser que cette sœur-inconnue a été écartée en raison de la bosse qu’elle cache maladroitement sous sa cape de fortune ? Cette rencontre inopinée est-elle prémonitoire de son propre abandon ? Doit-elle garder pour elle ce secret ? En parler à la fratrie ne signerait-il pas une destinée plus tragique encore ? Les questions s’enchaînent sans trouver ni réponse ni apaisement. La seule attitude trouvée repose dans le maintien d’une quasi prostration censée la protéger. Rester la timide petite fille qui ne se fait pas remarquer, bien travailler à l’école, ne fournir aucune raison de plainte ou de reproche, parler le moins possible, uniquement lorsqu’on l’interroge et tenter, si possible, une réponse attendue. Correcte. Voilà ce qu’il faut faire !

Elle déteste ces chaussures !

Quelques jours ont passé et la petite fille a tout oublié de cet épisode qu’elle a imaginé aussi aisément qu’elle s’est plue à penser recevoir pour son anniversaire une paire de sandales couleur « framboises écrasées ».

Le matin du jour J, une jolie nappe immaculée couvrira le formica de la table de cuisine ; le beau service à café en porcelaine remplacera les bols en pyrex ; sur son assiette trônera une religieuse au chocolat sur laquelle loucheront ses frères et sœur qui devront se contenter d’un pain au lait. Elle sera donc la reine du jour de ses 7 ans ! A son retour de l’école, une surprise l’attendra : la tante Ilse sera là, qui lui offrira un petit sac à main en skaï orange ainsi qu’une boîte de feutres. Puis sa mère lui sourira en prononçant sur un ton de connivence : « tu sais ce que sais… » avant de lui tendre le sachet Bata. Le charme est rompu ; ainsi tout était vrai et ses jours sont comptés !