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chapitre 2.

Publié le 19 septembre 2011 par Sophielucide

Quand on grandit, les choses deviennent compliquées. Il y a des données qui échappent. C’est pour cela sûrement qu’on lui dit si souvent qu’elle est encore trop petite mais qu’elle comprendra tout lorsqu’elle sera grande. A sept ans on est grande pourtant.

Ce qu’elle a compris c’est qu’elle avait une sœur de onze ans son aînée, Paola. Et deux autres frères aussi, Marcel et Milan, encore plus grands. Où étaient-ils pendant tout ce temps ? et où sont-ils maintenant ? Ces prénoms exotiques tranchent d’avec les leurs, si courants, d’où viennent-ils ?

Sa mère porte elle aussi un prénom rare, Waltraude, mais personne ne l’appelle ainsi, on l’appelle madame Lucide ou bien Valdy. Waltraude est un prénom allemand. Il paraît que là-bas, c’est joli mais ici impossible ; la petite fille se demande bien pourquoi. Sa mère lui dit qu’il est trop compliqué à prononcer pour des français ; pourtant elle y parvient bien, elle, alors pourquoi pas les grands ? Et  si c’étaient les adultes qui compliquaient tout exprès ?

Elle aimerait bien parler cette langue aussi. Parce que c’est interdit. Sa mère lui dit que ce serait trop difficile pour elle, qu’elle apprendra l’anglais comme sa sœur et son frère…elle se promet de passer outre le moment venu ; elle devine que le mystère qui plane sur sa mère doit venir de sa langue. Son père la traite bien de « boche » ou  de « schleue » lorsqu’il est en colère ; c’est donc bien de cela qu’il s’agit, non ? Elle le saura un jour, pour l’instant il faut être patiente et engranger les indices.

Oui, tout devient compliqué. Par exemple, elle ne comprend pas non plus pourquoi sa mère attend un autre bébé alors que les enfants l’embêtent autant. Elle doit toujours se reposer, même avant le gros ventre, c’était déjà pareil.

Elle dit : « qu’est-ce que j’ai fait au bon dieu pour avoir des enfants pareils ? » et la petite fille ne supporte pas ce blasphème. D’abord c’est un mensonge : eux quatre sont vraiment gentils, tout le monde le dit et leur père le premier. Ils aident à la maison, vont aux commissions, vont même chercher des pommes de terre dans le champ juste en face de la maison. Et des fruits, dans le verger derrière. Tous les jours, sa grande sœur fait la vaisselle, son grand frère l’essuie et son petit frère et elle la rangent. Pendant ce temps, leur mère se repose. Dès qu’elle se réveille, un café l’attend. C’est plutôt gentil, non ?

La petite fille est maintenant inscrite au catéchisme parce que l’année prochaine aura lieu sa première communion. Elle aime Dieu et Dieu l’aime, elle sait très bien qu’Il n’a rien fait à sa mère mais peut-être, Lui a-t-elle fait quelque chose, elle ? Pourquoi s’en prendre à Lui ? Le curé a bien expliqué qu’Il n’était qu’Amour et elle le croit aussi. Elle le sent chaque matin, quand elle quitte la maison pour aller à l’école. Qu’il pleuve, vente ou qu’il neige, une immense joie la remplit toute entière. Elle trouve la nature belle par tous les temps, même si elle préfère sa saison aux autres. Le printemps, quand tout commence, quand le soleil est encore timide mais porteur d’espoir et de vie. Lorsqu’elle marche comme ça, le matin, elle voudrait qu’il en soit toujours ainsi, tant elle se sent en osmose avec les éléments, comme si elle faisait partie intégrante de cette nature chauffée à blanc par le soleil.

Sa mère dit qu’elle a confiance en ses enfants. Elle les laisse faire ce qu’ils veulent. La plupart du temps, elle est occupée au ménage ou à la cuisine, c’est pour cela sans doute qu’elle doit se reposer autant. Elle n’a jamais de temps pour eux «  tu vois bien que je suis occupée ».

Elle pleure beaucoup aussi. Pratiquement chaque matin. La petite fille s’en est d’abord inquiétée et puis en épiant une conversation entre voisines, elle a retenu une expression nouvelle qu’elle n’avait jusqu’alors jamais entendue : « toilette intime » : et cela la rassure. Sa mère, très à cheval sur la propreté, commence sa journée par verser des larmes salutaires. Si c’était autre chose, de plus grave, alors elle attendrait que ses enfants aient quitté les lieux, pour ne pas les inquiéter. Alors, la petite fille a décidé de ne plus lui poser la question à laquelle sa mère répond invariablement  « ce n’est rien ». Elle a raison, n’est-ce pas ?

Avant, quand elle était petite, avant ses sept ans, elle craignait que sa mère ne meure, comme ça, qu’elle disparaisse sans crier gare ; parce qu’elle n’arrêtait pas de le leur dire : « qu’est-ce que vous ferez quand je ne serai plus là ? » C’est pour cela qu’elle pleurait, parce qu’elle allait mourir alors qu’elle était encore jeune. Mais maintenant, c’est différent, la petite fille sait bien qu’elle ne va pas mourir, elle va simplement partir. La prochaine fois qu’elle verra Paola elle lui demandera si, à son époque, sa mère l’avait prévenue de la même façon. Elle sera triste, bien sûr de ne plus voir sa mère mais la vie sera plus gaie avec son père. Ils mangeront des crêpes et des beignets, du foie de lapin et du poulet rôti ; ils chanteront à tue-tête sans avoir à se cacher de leur mère que le bruit insupporte et puis ils pourront lire autant qu’ils veulent sans qu’elle les rabroue par ses sentences bizarres, comme « tu t’abîmes les yeux » ou « lire en mangeant rend débile » …

La petite fille se doute que ce n’est pas très bien de souhaiter le départ de sa mère mais puisque c’est son souhait, qu’elle tienne ses promesses. Oui, c’est ça ! Vivement qu’elle parte !


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