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Publié le 21 septembre 2011 par Sophielucide

C’est étrange aussi comme la mère s’arque boute sur des principes de bienséance alors que les valeurs morales sont inculquées par un père qui se fout comme d’une guigne du qu’en-dira-t-on. La petite fille a bien compris que deux ou trois mots anodins peuvent sonner le tocsin de la dispute. Alors pourquoi les proférer si ce n’est par goût de ce curieux tête à tête excluant les enfants ? Tout se passe comme si leur simple présence lui était insupportable. Elle préfère s’infliger sa part de malheur ordinaire, quitte à se faire plaindre de ses voisines, ou pire, dans ce seul but : se montrer irréprochable aux yeux du tout venant et conserver bien cachés ses propres ressentiments. Le père a le sang chaud, c’est entendu mais comme il regrette dès le lendemain ses écarts de langage (jamais il ne portera la main sur elle), il tente par tous les moyens de se faire pardonner. Il rapporte un bouquet de fleurs ? Elle le reçoit en soupirant (n’y a –t-il pas d’autres priorités à solder ?) Il offre de petits cadeaux, un cadre, un vase, un livre, qu’elle repose aussitôt pour s’affairer ailleurs. Qu’il esquisse envers elle le moindre geste de tendresse, et la voici qui le rabroue en chassant sa main comme une odieuse mouche, esquive le baiser du soir, sans cacher son dégoût…

Mais en ce jour radieux de septembre, elle rentre à la maison, son bébé dans les bras, épuisée, amincie, comme rajeunie. Elle semble heureuse de retrouver son foyer et fait admirer le nourrisson, affublé de deux énormes bosses sur son crâne chauve. Face à la mine atterrée de la petite fille, elle explique qu’il ne restera pas comme ça, en ajoutant qu’ils ont bien failli perdre leur maman, qui a dû mettre au monde toute seule ce bébé de huit livres. L’enfant imagine une bibliothèque dégringolant sur le bébé et se demande aussi combien de livres sont tombées sur sa propre tête…

Le bébé est tout blanc, différent des autres. A quelques heures près il serait né le même jour que Marcel, le premier, l’unique, le seul, le préféré ! La boucle est bouclée, répète-elle à qui veut l’entendre ; celui-là est l’enfant de la chance, sauvé in extremis… mais qu’est-ce que cela peut-il bien signifier ?  Lorsque la petite l’interroge au sujet de sa naissance, la mère glousse ! « Toi ? Tu ressemblais à un petit singe !»

Cette fois, la mère allaite le nouveau-né. Elle n’a pu, pour des raisons de santé encore mystérieuses donner le sein aux quatre précédents. La première fois que la petite fille assiste à ce drôle de spectacle, elle est accompagnée de sa meilleure amie. C’est à cette dernière que sa mère s’adresse. L’amie semble se réjouir de voir le bébé téter aussi goulûment, tandis que la petite fille voit pour la première fois de sa vie la poitrine de sa mère, et c’est cela qui l’intrigue. «  Toi, tu n’aimes pas regarder, ça te gêne », raille-t-elle et c’est encore une façon de l’exclure d’une forme de beauté qui décidément lui serait interdite. La petite est doublement blessée par la remarque sèche. Parce qu’une fois de plus, elle prend à témoin un être cher pour dévaloriser l’effarouchée… son lait se tarira si vite que la petite y voit un signe de vengeance.  C’est bien sa cruauté qui a tourné le lait et c’est bien fait !

L’arrivée du bébé a tout de même un avantage : désormais, ils vont pouvoir immortaliser ces moments d’enfance grâce à l’appareil photo Kodak reçu en cadeau. Avant ce dernier arrivé, peu de photos dans la maison, à part les photos de classe. Pas d’album à feuilleter, aucune trace jusqu’ici. Aucun cliché non plus des trois premiers enfants… Ils étaient invisibles, tous les quatre; qu’ils soient au moins reconnaissants envers l’intrus, qui fait entrer dans la maison un peu de modernité.

Dès les présentations faites, le baptême célébré, les formalités d’usage couronnant l’adage selon lequel une famille nombreuse est une famille heureuse, la mère se lasse de ce nouveau fardeau qu’elle offre comme un cadeau sacré à sa fille aînée de onze ans.

Elle renoue avec ses habitudes : sieste, silence et pleurnicheries. Ne se doutera-t-elle jamais que ce bébé va servir de cobaye au quatuor curieux d’observer ses réactions ?