Ce matin, je me suis levée d'excellente humeur. J'ai pris mon petit déjeuner d'excellente humeur. J'ai pris ma douche en écoutant les infos d'excellente humeur (ce qui, vu la teneur des infos ce matin, relève de l'exploit). Je me suis habillée d'excellente humeur. J'ai ouvert la porte d'excellente humeur. J'ai baissé les yeux d'excellente humeur. Et là ou aurait dû se trouver mon vélo, je n'ai vu qu'un antivol cisaillé.
j'ai plus de vélo, mais au moins j'ai du vernis à ongles
Tu m'as piqué mon vélo. Tu n'es qu'un enfoiré de batard de merde.
Dans un premier temps, laisse moi te dire que tu n'as pas fait une affaire. La selle tient avec du chatterton. Les poignées son usées jusqu'à la corde. Le panier ne tient pas. Le garde boue avant est cassé. Le plastique qui protège le pédalier est en miettes. Les freins fonctionnent mal. Le dérailleur arrière a un problème. La sonnette ne tient pas. Bref, c'est une belle merde que tu as volé, et crois moi, tu n'en tireras pas un centime.
Tu pourrais me rétorquer que c'est pas la peine d'entrer dans le jeu des insultes, puisqu'après tout, tu ne m'as volé qu'un ersatz de vélo et que je n'ai qu'à m'en trouver un autre. Sauf que ce vélo, bien que merdique, c'était le mien. Que j'en avais besoin. Que tu l'as pris. Et que je ne pourrais pas en acheter un autre.
Vois-tu, espèce de rat d'égout, tu as volé ce vélo à un moment très inapproprié. Un moment ou ma bonne humeur matinale tenait du miracle et des délicieux croque-monsieur que m'avait préparé mon amoureux hier soir en essayant de me rassurer sur mon sort. Oui, en volant mon vélo, tu as appuyé très fort sur ma tête alors que j'essayais de sortir le nez dans la fange dans laquelle je me noie depuis quelques temps.
Si tu veux tout savoir, j'ai 26 ans, un bac +5, et des perspectives d'avenir aussi sombres que le fond du trou du cul que tu es. Depuis presque deux ans, j'accumule les CDD qui sont aussi éloignés de mon domaine de compétence que toi tu est prêt à te recevoir mon poing dans ta gueule si un jour je te croise. Aujourd'hui, je dépends quasiment entièrement des aides sociales. Tu sais, celles que le gouvernement qualifie souvent d'assistanat, mais qui ne me donnent même pas aujourd'hui le luxe de me racheter une merde à deux roues d'occase sur le bon coin. Et je cherche du travail. J'ai abandonné l'idée de bosser dans le secteur qui me plait: il n'y a pas d'offres, et les rares que je trouves sont abominablement précaires (et de plus en plus rares: l'Etat, en cette période de crise, a choisi d'arrêter de subventionner ces fameux contrats) et du coup, la concurrence est bien trop rude pour mon curriculum vitae. Alors je cherche à faire de l'alimentaire. Je postule, j'envoie des lettres de motivation et des cv, j'appelle, je relance, je me déplace, je vais à des entretiens. Et quand je me présente, que je parle de mon parcours, on me rit au nez: pourquoi postuler chez nous avec un tel bagage? Vous êtes bien trop qualifiée! Vous recrutez, ce serez dévaloriser votre diplôme. On m'a même dit une fois "j'en ai rien à faire moi de votre bac +5, les intellos, j'en veux pas, allez voir ailleurs si j'y suis". Ces gens là n'ont pas compris que je sais très bien à quoi je postule. Ils n'ont pas compris non plus que celui qui peut le plus peut le moins. Ils n'ont pas compris non plus que j'étais dans un état d'urgence.
Finalement, l'un d'entre eux est conciliant. Il me donne ma chance. C'est un CDD de 4 mois, au smic à mi-temps. Je n'ai pas encore le cul sorti des ronces, mais c'est au moins ça. Du moins je croyais. Sauf que voilà. Suite à un imbroglio administratif, ce job, qui pour moi était acquis, l'est d'un coup beaucoup moins. Tu vois, en moment, je cumule. Et encore, je ne te parle pas des soucis financiers et autres qui accompagnent (logiquement) mes déboires professionnels, ni même de tout le reste.
Et là dessus, toi et ta tenaille vous entrez dans ma vie. Et grâce à vous, ce matin, je me suis retrouvée sur le perron, un antivol cisaillé à la main, et j'ai réalisé que je n'étais plus qu'une jeune fille pessimiste et fauchée de 26 ans, victime de la crise, sans la moindre idée de ce que sera son avenir, contrainte désormais se déplacer à pieds, à cause d'un connard qui n'a rien d'autre à faire de ses nuits que de voler des vélos pourris dont personne d'autre que moi ne pourrait vouloir.
Ridicule voleur de vélo, minable hors la loi, criminel de pacotille, pilleur de faibles, j'imagine que si tu en es à voler des vélos déglingués, ton quotidien ne doit pas valoir mieux que le mien. Toi et moi, on doit en être au même niveau sur l'échelle sociale. On est pas mieux loti l'un que l'autre, même si au départ, j'avais pourtant plus de chances que toi (des diplômes, de l'expérience, un entourage stimulant, des contacts...). Et je crois que c'est pour ça que je suis tellement en colère contre toi. On vit tous les deux dans une société qui ne veut pas de nous et qui nous a mis au même niveau, moi qui aide les mamies à traverser la rue, et toi qui leur pique leurs sacs.
Sur ce, je te souhaite une bonne bourre avec mon vélo. Sache par contre que si un jour je te croise, je te ferai avaler un pédalier.
Almira.
LES COMMENTAIRES (2)
posté le 09 novembre à 11:46
Texte génial, j'ai "a-do-ré" !! Arrêtez de chercher du boulot et lancez-vous dans l'écriture, il est là votre vrai métier, carton assuré !! ;-) Bien à vous et bon courage...
posté le 09 novembre à 10:13
Superbe et superbement bien écrit, bravo ! Pour le vélo, je compatis...