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Publié le 23 septembre 2011 par Sophielucide
  1. Tu tentes de te rappeler, et ce n’est pas aussi simple que ta fille semble le penser ; tout le monde n’est pas doté comme elle d’une mémoire si précise ; elle verra quand elle aura ton âge, comme tout se mélange, comme la petite enfance se rapproche et comme tout devient dérisoire aussi… Mais tu vas le faire cet effort, qu’elle comprenne une bonne fois que tu ne fais pas de rétention d’informations mais qu’au moment où un souvenir rejaillit, comme ça, sans crier gare, elle n’est pas toujours  à côté, avec son petit carnet et son stylo qui lui salit les doigts ; toujours prête à dégainer, hein ?

Tu te souviens de tous tes bébés et c’est cela que tu voudrais lui dire, sans bafouiller, sans jongler avec des langues qui se jouent de toi, qui embrouillent une pensée que tu croyais claire et devient de plus en plus confuse. Comment peut-elle écrire que tu aies pu la traiter de singe, mais c’est ignoble ! Ce n’est pas toi ! Non, ne rien lui reprocher, ne pas entrer dans son jeu. Tu l’as toujours aimée, même maladroitement, mais sans câlins et comptines. Tu ne rejettes pas en bloc tout ce qu’elle a écrit, tu en prends ta part, sans rechigner, à ton habitude. Tu ne t’es jamais prétendue la meilleure mère de l’univers, ça non ! Si seulement elle pouvait comprendre à quelle vitesse le monde change…. Tu as eu tes torts, c’est entendu mais dans le monde où tu es née, on apprenait aux enfants à respecter leurs parents. L’amour, on ne le criait pas sur tous les toits comme aujourd’hui, il n’était pas remis en cause, à peine évoqué. Non, on respectait ses parents et lire qu’elle t’aime malgré son non respect, oui, cela t’a fait quelque chose. Tu aurais préféré l’inverse, à choisir, car cela aurait inclus une éducation à peu près réussie, avec ses préceptes qu’elle a tellement intégrés qu’elle ne juge pas utile de les énumérer, mais c’était ça l’amour ! L’amour à ta façon, tel qu’on te l’a transmis. Alors, c’est vrai, elle a raison, tu n’as pas assez dit à tes enfants que tu les aimais, que tu étais fière d’eux, mais comment se douter que cette petite-là pâtirait tellement de ce simple manque ?

Tu n’aurais pas dû lui dire qu’elle était couverte de duvet à sa naissance. Combien de fois as-tu regretté de trop avoir parlé au point qu’aujourd’hui c’est l’inverse qu’on te reproche… Ton silence, ton mystère…. Qui pourrait te comprendre ? Tu es toi-même ta meilleure ennemie et tu hais ce que tu es devenue, ta vie ratée, tes empêchements…. Un rien te perturbe maintenant parce que toute ta vie s’est passée à choisir entre le pire et le moindre. Tu n’appelles pas ça un choix, toi. Le pis aller, c’est ça ta vie. Et maintenant que tu es au bout de ce chemin que tu vois comme un interminable calvaire, il faut encore trier ? C’est au dessus de tes forces.

Tu es née, comme ta fille, quatre ans après ta sœur aînée qui s’est toujours conduite d’une manière si parfaite, qu’à côté tu passais pour un garçon manqué. Même au jardin du Opa, elle faisait en sorte de rester propre, la coiffure impeccable alors que tu passais pour une souillon. Toi, ton plaisir c’était de jouer, tu n’as pas changé de ce point de vue et dans ta tête tu es toujours cette gamine intrépide. Parfois, tu sursautes devant le miroir quand tu croises ton reflet. Tu ne te reconnais pas. Cette vieille folle, ce n’est pas toi !

Tu voudrais lui dire, si seulement tu avais cette facilité, que tu regrettes d’avoir autant pleuré car tu comprends maintenant que les enfants prenaient à tort leur part de responsabilité dans un chagrin qu’ils ne comprenaient pas, qu’ils ne comprendront jamais. Toi-même, tu détestais te laisser aller ainsi, mais c’était plus fort que toi, ce n’était ni voulu ni même recherché c’était une douleur qui s’abattait chaque matin quand, un à un, les enfants arrivaient dans la cuisine et que chaque matin, il en manquait trois. Pas un jour ne s’est levé sans que tu n’y penses, pas un ! Mais si tu lui dis cela, elle te rétorquera que tu n’as jamais cherché à changer cet état, que tu t’y complaisais, que cette torture, tu avais fini par l’apprivoiser au point de la chérir. Alors tu restes coite et tu ne réponds rien. Elle a raison au fond, mais tu t’étais tellement convaincue que tu ne pesais rien, qu’on prendrait ce besoin comme un caprice, que tu perturberais  le fragile équilibre familial, que c’est vrai, tu n’as presque rien fait, même si le peu que tu aies entrepris ne compte pour rien au regard de son impitoyable exigence.


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