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Vive la rentrée !

Publié le 25 septembre 2011 par Sebastienjunca

Quel ne fût pas mon plaisir de retrouver, une fois les vacances achevées, mon lieu de travail, mes collègues et surtout mon très cher personnel d’encadrement qui ne lésine jamais pour ce qui est d’améliorer la vie de chacun au sein de l’entreprise. Pas moins de deux superbes panneaux d’affichage flambant neuf ont été installés au centre de l’atelier. Des colonnes, des rubriques, des sigles, des cartes et des graphiques de toutes les couleurs... les plus gaies possible pour laisser croire que la vie au travail est aussi amusante et passionnante qu’une partie de Monopoly.

À n’en pas douter, la stratégie en terme de communication et de management est en passe d’atteindre des sommets inégalés. Quant aux discours qui vont avec, ils sont savamment huilés afin de bien pénétrer les esprits les plus réfractaires et indociles. On apprivoise les réticences par un langage et une gestuelle qui se veulent dans tous les cas positifs, doucereux, sucrés parfois ; sinon familiers, pour ne pas dire familiaux et parfois à la limite de l’infantilisation. On met en avant le bien-être de chacun : la sécurité, le confort, l’ergonomie, les « 5 S », la satisfaction d’œuvrer pour le bien de tous, d’être utile à l’entreprise et à la société de manière générale. On prêche pour le « chacun responsable ». On nous dit que l’entreprise fait tout pour que chaque individu puisse évoluer, s’épanouir, grandir en accédant, à terme, à des postes à responsabilités. On nous dit aussi que chaque erreur n’est que l’occasion de s’améliorer et de devenir enfin ce que toute sa vie, toute personne sensée et normalement constituée aspire à être : un être humain digne de ce nom ; utile aux autres ; vivant engrenage de chair et de sang. Un être humain dont le but ultime et l’aspiration intime se résument à contribuer au bon fonctionnement du « corps social ». Quoi de plus enviable comme destin ? Quelle plus belle réussite que celle d’une vie qui aura consisté à faire preuve d’abnégation pour le bien de toute la collectivité et la grandeur sans cesse réaffirmée de la civilisation ? Mais qu’en est-il dans les faits ?

Confort – Amélioration continue – Performance. Telle est la « sainte trinité » annoncée en ce début d’année au sein de mon entreprise bienfaitrice. « C.A.P. » ; surtout garder le cap de ce superbe vaisseau de guerre économique clinquant et rutilant, cinglant au cœur de la tempête et dont chacun a toutes les raisons d’être fier, conscient d’œuvrer pour le bien de tous, et de soi en particulier. Mais derrière le vernis encore frais chacun sait qu’il est le forçât volontaire, vigoureusement encouragé à coup de fouet du « toujours plus »; du « toujours mieux » et du « toujours plus vite » pour, qui sait, éventuellement gagner plus... une fois la crise passée, si elle passe.

Il y a quelques mois encore, au plus fort de la tourmente économique, nos « responsables » nous encourageaient à prendre soin de nous, à nous échauffer, à faire quelques rapides mais non moins efficaces exercices de génuflexion et d’étirements avant de commencer « de bonne humeur » notre journée de travail. Que de soins apportés à la personne ! Quelle bienveillance ! Que de bonnes intentions à l’égard d’un personnel toujours davantage mis à contribution !

Depuis, le gros de la tempête est passé. Le beau vaisseau a profité de ce coup de tabac pour se défaire proprement d’un surplus de galériens « débarqués » de leur plein gré comme autant de cargaison avariée et de poids-morts qui pénalisaient la manœuvre. La concurrence, elle, a plus ou moins sombré. Autant de nouvelles parts de marché à conquérir pour les requins survivants. Les effectifs ainsi réduits et les commandes repartant à la hausse, il n’est bien sûr plus question aujourd’hui de faire sa petite gymnastique matinale. Aucun interdit bien sûr. Loin de là ! Pour celui ou celle qui réussirait à cumuler son échauffement matinal, sa journée de travail et son quart d’heure minimum de nettoyage en fin de journée ce serait la reconnaissance morale assurée de la part de sa hiérarchie.

Depuis cette rentrée, les seules génuflexions possibles sont celles que chacun se doit de faire au pied de ce nouveau totem de carton-pâte. Le « CAP » et son bariolage multicolore d’indicateurs, d’indices et de graphiques en tout genre. L’atelier est désormais sous électrocartongramme et chaque battement de paupière, chaque « démérite », chaque « dérive », chaque « écart » au regard des objectifs fixés est aussitôt analysé, décortiqué puis corrigé ; recadré (suivant l’expression consacrée) ; éventuellement redéfini mais sans jamais perdre de vue la finalité de toute chose pour l’entreprise : travailler plus pour gagner plus.

Aujourd’hui, le nouveau challenge est de parvenir à garder chaque heure un atelier rutilant histoire de convaincre chacun, et surtout les visiteurs de passage, que le travail est ici un plaisir (pourquoi pas une thérapie) au sein d’un environnement toujours propre donc sain, agréable, léger, reposant... mais jamais, au grand jamais, laborieux. Les vertus de la Méthode Toyota associées à celles du Taylorisme (ne pas confondre avec terrorisme) ne sont plus à démontrer. Les grandes entreprises occidentales sont en passe de créer un nouveau monstre, fruit de l’hybridation de ces deux formes de productivismes. Une chimère industrielle est en train de naître, rencontre de l’Orient et de l’Occident, dans le seul but de toujours plus rentabiliser la chair humaine, depuis le muscle jusqu’au cerveau. [...]

Sébastien Junca.

(Extrait du Petit manuel de survie, de résistance et d’insoumission à l’usage de l’ouvrier moderne. Éditions Edilivre, 2011, p. 13.)


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