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Publié le 25 septembre 2011 par Sophielucide

4.

Dès que tu es arrivée là-bas, tu t’es sentie l’intruse. Ta belle-mère ne t’aime pas et tu t’ennuies dans cette maison laide, une bâtisse grise sans charme, à l’intérieur austère et l’ameublement fruste. Pour unique décoration, un énorme crucifix, planté au dessus du lit matrimonial haut perché, te rappelle chaque nuit la forme de calvaire que tu t’es choisie. Tu penses à ta chambre de jeune fille abandonnée, aux leçons de piano qui subitement te manquent, comme tout le reste : les tiens, ta langue, bannie dans ce pays où tout fait défaut, davantage encore que chez toi. Tu t’es sentie lésée, humiliée par des gens sans éducation qui lapent leur soupe du soir comme des chiens. Là-bas, on ne parle quasiment pas, on t’aboie des ordres que tu dois deviner pour ne pas paraitre idiote. Le soir, tu suis ton mari que tu regardes maintenant comme un étranger dans le sombre escalier qui mène à la chambre,  l’estomac noué. Qu’est-ce que tu as pu être naïve ! Toi tu t’imaginais toutes les villes françaises à l’image de la capitale mythique : Paris ! Tu rêvais de lumière, de sorties, de liberté et te voici recluse dans un village morne, aux journées longues et monotones, rythmées par le piaillement des poules décharnées et du jappement d’un chien galeux enchainé. Ton mari ne fait que travailler pour dit-il vous payer ce luxe qu’est devenue l’autonomie, la simple autonomie…

Tu découvres que tu es une femme lorsque tu tombes enceinte. Trop tôt, trop vite. Ton corps n’a même pas terminé sa croissance qu’il va se déformer. Au début, tu ne t’es même pas rendue compte que tu n’as plus tes règles. Tu es à peine sortie d’une adolescence que la guerre a prolongée par de multiples carences.   Voir tes seins prendre un certain volume ne t’a pas alertée, mais flattée. En même temps que tu te découvres femme, tu vas devenir mère et, submergée par une panique incontrôlée tu écris à ta sœur. Tu lui confies ta solitude, ta peur de mal t’y prendre. Elle poursuit des études de puériculture et semble la personne idéale pour t’épauler dans l’épisode que tu appréhendes. Aujourd’hui tu considères ce geste comme une erreur collée à la précédente. Tu aurais dû faire front, seule, avec l’aide du père. Partager avec lui cette découverte de devenir parents. Ta sœur s’est emparée de ton bébé, qui, c’est vrai,  t’effraye. Tu ne sais pas interpréter ses pleurs, même s’il pleure rarement. Toujours cette peur ancrée de mal faire des choses qui te dépassent. Maintenant tu comprends que ta sœur, encore vierge à vingt-quatre ans, envie ce statut qui couronne l’inconsciente que tu es. Elle ne te concède ton bébé qu’avec parcimonie, seulement pour l’allaitement avant de le reprendre dans ses bras, le bercer en chantant, lui parler doucement. Elle ne t’a rien appris, si ce n’est que tu ne possèdes pas d’instinct maternel alors que tu adores cet enfant. Une fois encore, par une confiance béate tu te laisses berner. Elle vient sans cesse, d’ailleurs, à chaque vacances, semble plus à sa place dans ton triste foyer, que toi-même. Un an plus tard tu donnes naissance à ton second garçon, avec la même appréhension. Tu accouches à la maison, assistée de ton omniprésente sœur et de ta belle-mère. Toutes tes grossesses se dérouleront selon le même scénario. La surprise d’abord à son annonce. Puis neuf mois sans le moindre problème ; l’accouchement en lui-même se déclare par la perte des eaux, tu ne connaîtras jamais ce que le mot contraction recouvre mais la douleur est bien là, une douleur déchirante.

Quel intérêt aurais-tu, après tout ce temps et ce remords omniprésent, à mentir ? C’est comme cela que ça s’est passé, que cela plaise ou non. Tu étais immature et à chercher de l’aide auprès de la personne la plus proche de toi, tu ne t’es pas méfiée. Tu avais confiance. Qui aurait pu prévoir qu’on t’arracherait la chair de ta chair ? Et que ce « on » anonyme et glacial n’était autre que ta sœur unique ? Ilse, l’irréprochable, sacrifiant sa jeunesse au mépris de ta maternité ? Mais, cela, évidemment personne ne veut l’entendre, personne ne veut le croire….