Tu t’étonnes de réussir à écrire ce que tu te défendais de penser pendant toutes ces années et tu mesures soudain le bienfait de cette thérapie. Elle se récrirait en lisant cela et tu ris toute seule dans ta cuisine. Contrairement à elle, tu ne cherches aucun témoin à cette lutte que tu viens d’engager avec toi-même mais tu ne peux que reconnaitre son intérêt : tu t’oublies en te remémorant un passé sur lequel jusqu’ici tu te défendais de revenir. Encore un paradoxe qu’il va falloir interroger et tu admets maintenant l’avantage de l’exercice. En prenant cette habitude de soliloquer, tu exerces une distance qui bizarrement te rapproche de toi-même, te rend un peu plus indulgente vis-à-vis de cette personne que tu as toujours observée de loin, comme si elle n’était qu’une mauvaise actrice qui déformait le scénario, que toi metteur en scène tu avais élaboré. En gâchant systématiquement la pellicule qu’elle n’imprimait jamais.
C’est vrai : les choses ne se sont jamais déroulées comme tu les avais prévues même convaincue de ta préscience certaine. Tu sais lire dans le regard de l’autre, du moins, le crois-tu. Tu souris à nouveau car ta fille t’a toujours reprochée ce qu’elle nommait tes préjugés à l’encontre de ses amis ou plus tard ses amoureux, mais tu ne cherchais qu’à lui ouvrir les yeux, peut-être n’aurais-tu pas dû lui confier tes prémonitions, peut-être….
Ce grand écart entre les différents niveaux d’un passé tellement vaste rend tes idées de plus en plus confuses.
Ton corps a tellement vieilli, tu le sens tellement usé, il te rappelle à lui au moindre de tes gestes, que tu tends parfois à oublier que ton esprit n’a pas changé d’un iota, que tu n’as pratiquement rien appris et que tu en es toujours restée à tes ressentis, sans aller fouiller, sans chercher à comprendre, sans trier non plus, sans remarquer les ressemblances enfouies dans chacune de tes erreurs. Tu dis et penses « erreur » et non pas « faute ». Voilà bien le hiatus qui déconcerte ta fille, qui déjà toute petite était bien trop sérieuse et prenait tout au premier degré. Elle est née les sourcils froncés et la voix haut-perchée. En grandissant, elle s’est persuadée que cette colère la précédait, qu’elle arrivait de loin, de toi sans doute. Sa colère est ancrée, colle, erre en elle depuis l’éternité. Une source d’énergie, inépuisable, son encre insatiable qui coule à flots. Mouvante, elle s’adapte jusqu’à prendre chacune des teintes de son arc en ciel, du gris clair au noir le plus profond. Tu l’admires tout en la méprisant, c’est en ce qui te concerne une facilité à laquelle tu n’as que rarement cédé. Tu sais rester digne et la colère est avilissante. Tu as toujours tenu à cette certaine prestance que les autres admiraient, respectaient même ; cela tu l’as toujours senti, tu en imposes ! Ta fille n’a pas hérité de ces qualités-là, aussi lui est-il plus simple de céder à ses démons qui lui confèrent une vivacité donnant le change à son visage ingrat.
Tu as, de toute petite, suscité la jalousie dans le cercle des filles ; consciente du désir que tu suscitais, tu as toujours plu parce que tu jouais habilement l’indifférence face à cette beauté que tu associais au rideau carmin d’une scène de théâtre vide. Ton manque de confiance doit venir de là, tu n’as pas assez tiré parti d’une beauté qui s’est fanée trop vite. Tes propres filles s’en sont senties exclues et tu n’as jamais su les flatter parce que tu n’as jamais su mentir. Non pas que tu les trouves laides, simplement, tu souhaitais qu’elles n’en tirent pas un avantage qui ne durerait pas ; tu souhaitais qu’elles s’élèvent différemment. C’est pour cela sans doute que tu considères autrement la dernière, parce qu’elle a su passer outre en opposant au regard des hommes une hostilité qu’ils devaient juger excitante ou bien attendrissante…
L’image que tu donnes à voir n’est pas en phase avec celle que tu aimerais projeter. Toujours victime d’un décalage que tu n’as jamais rattrapé. Comme un raté dans la transmission et tu ne sais toujours pas d’où provient cette anomalie. Peut-être du langage ; cette langue française piégée, chargée de sens caché. Aujourd’hui tu ne penses plus dans ta langue maternelle mais tu as toujours manqué de vocabulaire, à hésiter sans cesse entre deux mots qui ne conviennent jamais tout à fait. Et puis cet accent dont tu n’as jamais véritablement réussi à te défaire… tu sais bien que ce langage est la source de malentendus, toi-même tu n’osais pas faire répéter, tu prenais à la volée le mot qui te liait à l’ombre de l’idée, mais tu sentais que ce n’était pas tout à fait ça, qu’il te faudrait longtemps verser dans ce jeu de devinette, qui s’apparentait à un obscur casse-tête. Tu manquais de patience alors tu t’es mise à y jouer.