Les parachutes dorés

Publié le 28 septembre 2011 par Despot

Les mariages ont quelque chose de magique. L’on y voit jaillir de l’ombre des destins perdus de vue depuis des décennies et puis ils retrouvent leur cours invisible, telles des rivières souterraines, après les « faut qu’on se revoie » d’usage qui n’engagent à rien.

Ainsi ai-je pu partager un bon repas avec un camarade de chambrée que je n’avais plus revu depuis vingt ans. A l’époque où j’entamais mon université, Francisco rêvait déjà de gloire et de fortune grâce aux cosmétiques. Il ne manquait pas d’idées. Lorsqu’il voulut vendre l’air des pâturages suisses en tube dans les aéroports, nous passâmes quelques matinées dans les champs à tremper des buvards dans des bouses fraîches avant de les conditionner sous vide. Le projet capota pour d’obscures et mesquines objections d’hygiène.

Puis la vie nous sépara. Lorsque je le retrouvai, j’eus de la peine à reconnaître le sémillant jeune homme de jadis. La vie avait laissé des lacérations profondes sur son visage. Mariages, divorces, affaires aventureuses… Le costume était toujours impeccable, la pochette assortie et l’escarpin rutilant. Mais l’optimisme cynique du temps des Golden Boys avait cédé la place à un regard rassis et presque philosophe.

A l’époque où il sortait d’HEC, Francisco se croyait, avec la cohorte de ses condisciples, maître du monde. Ils étaient, eux, dans la vraie réalité. Sans jamais froisser leur chemise Façonnable, ils partaient créer de la richesse comme ça, d’un claquement de doigts. Ils s’achetaient des cabriolets sur les bénéfices des placements qu’ils étaient sur le point de faire avec l’argent d’autrui. Leurs trains de pneus, bien que roulant sur du vent, s’usaient très vite. Et coûtaient plusieurs mois de nos revenus de gratte-papier, gratte-labours, gratte-petit. S’occuper de politique, d’ingénierie, ou — à Dieu ne plaise — d’idées, c’était, dans ces stratosphériques années quatre-vingt, du dernier ringard.

C’est ainsi que la génération de Francisco a pris les rênes de notre monde occidental. Les uns sont allés naufrager des compagnies aériennes solides comme le roc, les autres dépouiller une armée de petits porteurs ou appâter les jobards gérant des caisses de pension.

Francisco, lui, n’a jamais atteint à ce degré d’abstraction. Depuis nos expéditions bottées dans le fumier, il a toujours eu la passion de la terre et de la matière. C’est ce qui l’a sauvé. Pas financièrement, non : les parachutes dorés ne vont qu’aux libellules. Humainement. Il est allé en Espagne cultiver des essences. Il était sur le point de percer lorsque la crise a tout fauché. Le voici désormais dans sa ferme avec quelques chevaux de monte, un jardin. Et puis, une truie.

« Tu vois, m’a-t-il dit, elle me fait jusqu’à dix porcelets par an.

— Et… tu en fais quoi ? Tu les manges ?

— Pas tous, non. Je les troque. Parce qu’en Espagne, maintenant, il n’y a plus que ça : le troc. Deux bons cochons de lait, ça me fait joliment un train de pneus d’hiver. »