3.8

Publié le 29 septembre 2011 par Sophielucide

8.

Ta fille est une idiote qui n’a jamais vu en toi autre chose qu’une serpillère rongée de larmes, un vieux tissu spongieux peu ragoûtant. Incapable de faire preuve pour les autres du dixième de l’imagination qu’elle consacre à ses pauvres fictions. Si elle t’avait vue à cette époque, sous le soleil brûlant d’Algérie, elle ne s’en remettrait pas sans doute ; c’est peut-être pour cette raison que tu aimes répéter combien ces trois années de totale liberté restent gravées en toi comme les plus belles, les plus fascinantes de toute ta vie. Elle préfèrerait que tu gloses au sujet de la maternité, des couches-culottes et des biberons, les renvois des bébés et toutes ces fadaises concernant l’avènement d’une femme. Tu ne te souviens ni de ses premiers pas, ni d’une esquisse de sourire ou un fait marquant de sa prime enfance, non, tu existais vraiment lorsqu’au petit matin, après une nuit d’amour, le corps languissant, tu arpentais les ruelles fraîches de la kasbah pour te rendre à la clinique Allouch où tu apprenais ton métier d’infirmière.

C’est ce film que tu visionnes lors des nuits d’insomnie. Le seul épisode qui réchauffe ton corps congestionné. Un extrait de ton film où elle n’apparaît pas. Ni elle, ni les sept autres ; il n’y a que toi, toi et ton amoureux transi, cernée par tous ces hommes qui te mangeaient des yeux, sifflaient sur ton passage ou te regardaient, comme les arabes, à la dérobée…

Elle te demande encore pourquoi ce métier-là ? Est-ce un hasard ? Elle décortique ce mot, comme tous les autres, en vrai petit rongeur…Infirmière pour infirme-mère ?  Tu la toises en riant, il n’y a décidément qu’elle pour avoir des idées aussi tordues, elle, l’enfant mièvre disséquant l’infime hier …

L’Algérie est une fête, a-t-elle raillé et s’il fallait s’immiscer comme elle tente laborieusement de le faire avec toi dans des pensées perdues à jamais, tu pourrais même renchérir en lui donnant raison : l’Algérie ? Là je ris ! Pas fameux mais assez proche de la réalité que tu as vécue et qu’elle ne peut saisir puisqu’elle a décidé de ne s’en tenir qu’aux livres qu’elle lit, ces livres de guerres qu’elle semble déçue de n’avoir pas vécues, où tout se décline en noir et blanc, où tu aurais une fois de plus choisi le camp des méchants, ces vilains colons houspillant les gentils fellaghas. Tout ce que tu lui racontes sur ces dizaines de vies que tu as sauvées, ce nouveau-né que tu as ranimé quand on le croyait perdu, tout ça ne l’intéresse pas parce qu’elle ne te croit tout simplement pas ! Qu’elle ne s’étonne pas que tu verrouilles le reste, que tu conserves pour toi le trésor du souvenir odorant, généreux de cette partie du monde où tu t’es sentie chez toi.

Là-bas, personne ne te posait de questions sur un passé que l’on n’évoquait pas. Ancrée dans un présent sans cesse renouvelé,  vivant au jour le jour, intensément et joyeusement, oui ! Pourquoi aurais-tu honte aujourd’hui de le dire ?

Tu refermes le livre. Tu n’en diras pas plus. Qu’elle poursuive seule sa drôle d’activité ; tu ne te fais pas de souci outre mesure, qui pourrait s’intéresser à ta vie insipide ? Tu n’as jamais bien compris cette fascination morbide que tu exerçais sur elle d’ailleurs, si ce n’est éventuellement ce désir éperdu de se sentir consacrée en écrivant une réhabilitation sous la forme maladroite d’un brûlot lui donnant le beau rôle. Quelque part cette enfant t’a toujours fait pitié et tu t’es toujours demandée ce qu’elle allait bien pouvoir faire de sa vie qui ne semble prendre un sens qu’à travers toi. Tu ne t’en réjouis pas, loin de toi cette idée. Elle devient pitoyable même dans son entêtement, son obsession maladive. Se doute-t-elle qu’elle n’éveille chez ses frères et sœur qu’un vague sentiment de dégoût, identique peut-être à celui ressenti lorsqu’on a posé pour la sixième fois sur ton ventre une chose sanguinolente censée sortir de toi ?

A la mort de leur père, tu as enfin compris l’avantage d’avoir mis au monde tous ces enfants. En grandissant, ils deviennent plus intéressants et rivalisent de générosité à ton égard, s’échinent à dessiner sur tes lèvres un semblant de sourire. Tu les aimes ces enfants, tous les huit, d’une façon identique, ou presque. Chacun à sa façon garde en lui une portion de toi qu’il éveille sans le savoir, au hasard. Et tu sais également combien tu leur es attachée, même dans le détachement. Même pour les trois premiers que tu connais par cœur sans les avoir élevés, ou si peu.  Tu n’as d’abord pas compris pourquoi, lorsque vous avez renoué le fil distendu mais ténu, il s’est soudain rompu et puis tu as fini par saisir une portion d’innommable. Ils ne t’excusent pas de ne pas réussir à te détester et ce serment d’amour est le plus beau cadeau jamais reçu. Et ce fils absent, ton merveilleux enfant, le plus doué de tous, et le plus exigeant, celui qui, à l’image de ta fille que tu juges bien malgré toi passablement médiocre, et bien ce fils-là t’a prouvé par son apparente radicalité, à quel point il t’aimait. Lorsque tu as lâché à ta fille ce sentiment profond que c’est à lui que tu adressais chaque matin ta première pensée, elle en a été outrée. Comment imaginer le pouvoir du silence unissant une mère et son enfant ?

Tu en as déjà trop dit, tu refermes le livre qui ne sera jamais écrit.