Magazine Journal intime

Dans la nuit mozambique

Publié le 01 octobre 2011 par Araucaria

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103 x 205 x 33 cm - Assemblage : Métal, verre, porcelaine, tissu sur aggloméré peint.Daniel Spoerri, Repas Hongrois, tableau piège, 1963 - Centre Georges Pompidou
"Dans la nuit Mozambique" est un recueil de nouvelles qui nous entrainent de New-York à Saint-Malo, de l'Afrique au Portugal...
L'amiral entendit un bruit d'escabeau, de tiroirs, quelques chutes d'objets, puis Fernando réapparut. Il avait sous le bras de grands étuis oblongs en carton, de ceux dans lesquels on range des cartes ou des toiles de tableaux. Il avisa une table du restaurant, fit signe à l'amiral de s'approcher puis, lorsqu'il fut à ses côtés, il ouvrit un des étuis et en sortit un  papier qu'il déroula en disant, avec joie :"J'ai gardé toutes les nappes.
- Les nappes? répéta l'amiral sans comprendre.- Les nappes en papier sur lesquelles nous avons mangé ces soirs-là. Je les ai toutes gardées. Regardez. Elles sont toutes là. Je les ai même datées, chaque fois. Tenez: "8 août 1969." Et celle-là : "3 juin 1978." C'est la dernière. Vous voyez, ce n'est peut-être pas grand-chose, mais il reste cela."
L'amiral resta bouche bée. Il lui fallut du temps pour sortir de sa stupeur. a l'instant ou Fernando avait déplié les nappes, cela lui avait semblé ridicule : un désir dérisoire de conserver ce qui ne peut l'être. Mais maintenant, il se penchait sur les nappes, il les parcourait du regard, du doigt, et l'émotion le gagnait. C'était une sorte de cartographie de leur amitié qu'il avait sous les yeux. Les taches de vin. La position des assiettes. On pouvait imaginer qui était assis à quelle place. Il revoyait les gestes des mains au-dessus de ces nappes. Un verre que l'on renverse et qui interrompt, pour un temps, le récit. Une miette de pain avec laquelle on joue du bout des doigts. C'était la trace la plus émouvante qui pût rester de leurs rencontres. Une foule de nappes.
Il examina plus longuement la dernière : celle de 1978. Avec l'aide de Fernando, ils refirent le plan de table. Ils observèrent la place du commandant Passeo. Une petite tache de vin rouge semblait la marquer avec exactitude. Les mains qui avaient fait cette tache savaient-elles qu'elles ne reviendraient jamais? pensa l'amiral. Il avait sous les yeux une trace tangible de leur amitié et il trouva cela beau. Le souvenir de toutes ces conversations était là, sur ces papiers salis. Une forme de sérénité l'envahit. Oui. C'était bien. Ils avaient été cela. Quatre hommes qui parlaient, quatre hommes qui se retrouvaient parfois, avec amitié, pour se raconter des histoires. Quatre hommes qui laissaient sur les nappes de petites traces de vie. Et rien de plus.
Laurent Gaudé - Dans la nuit mozambique - J'AI LU n° 9680 -

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