La mer, accrochée au rivage, me regardait fixement. Elle meregardait avec ses grands yeux verts, haletant comme une bête s'agrippant aurivage: elle exhalait une odeur étrange, une forte odeur de bête sauvage. Auloin, vers l'occident, où le soleil déclinait déjà dans un horizon brumeux, descentaines et des centaines de bateaux, ancrés au large, se balançaient,enveloppés dans une épaisse brume grise, traversée par les éclairs blancs desmouettes. D'autres bateaux sillonnaient au loin les eaux du golfe, là-bas, toutnoirs contre le spectre transparent et bleu de l'île de Capri : une tempête desirocco se levait, couvrant peu à peu tout le ciel (c'étaient des nuageslivides, crevassés d'éclairs couleur de soufre, fendus par de fines craqueluresvertes, d'aveuglantes lueurs noires), poussait devant elle des blanches voileségarées, cherchant refuge vers le port de Castellamarre. La scène était tristeet vive, avec ces navires fumeux au fond de l'horizon, ces voiles qui fuyaientdevant les éclairs verts et jaunes de la tempête, cette île lointaine quierrait dans l'abîme bleu du ciel. C'était un paysage mythique: en marge de cepaysage, Andromède pleurait, enchaînée quelque part à un écueil; quelque part,Persée tuait le monstre. La mer me fixait avec ses grands yeux implorants,haletant comme un animal blessé, et je frissonnai. C'était la première fois quela mer me regardait ainsi. C'était la première fois que je sentais le regard deses yeux verts peser sur moi avec une si lourde tristesse, une telle anxiété,une telle douleur déserte. Elle me regardait fixement, haletant. C'étaitvraiment comme un animal blessé, accroché au rivage, et je tremblai d'horreuret de pitié. J'étais las de voir souffrir les hommes, de les voir se traînerpar terre tout ruisselants de sang, gémissants, j'étais las d'entendre leursplaintes, ces paroles merveilleuses que les mourants murmurent en souriant dansleur agonie. J'étais las de voir souffrir les hommes, les animaux, les arbres,le ciel, la terre, la mer, j'étais las de leurs souffrances, de leurs stupideset inutiles souffrances, de leurs terreurs, de leur interminable agonie.J'étais las d'avoir horreur, las d'avoir pitié. Ah! la pitié! J'avais honted'avoir pitié. Et pourtant je tremblais de pitié et d'horreur. Au fond de l'arclointain du golfe, le Vésuve se dressait nu, spectral, les flancs griffés parla lave et le feu, saignant par les profondes blessures d'où jaillissaient desflammes et des nuages de fumée. La mer, accrochée au rivage, me fixait avec sesgrands yeux implorants et haletait, toute couverte d'écailles vertes, comme unimmense reptile. Et je tremblais de pitié et d'horreur en entendant la plainterauque du Vésuve errer haut dans le ciel. Mais autour de nous les feuillessombres et luisantes des citronniers et des orangers, le frisson d'argent desoliviers dans la brise marine, sous le trouble éclat du soleil déjà déclinant,creusaient un lieu de paix tiède et claire au cœur de la nature inquiète etmenaçante. Il venait de la maison une odeur de poisson frit et de pain chaud,un bruit de vaisselle, une gentille voix de femme qui parlait tout doucement.Un vieux pêcheur sortit de la maison, et s'adressant à nos amis qui, l'air mystérieux,s'entretenaient au fond du potager, leur cria que tout était prêt. Je crusqu'il s'agissait du dîner, et me mettant à table, à côté de Jack, je versai duvin dans nos verres. Ce vin avait un bouquet délicat et vif, nuancé d'un douxfumet d'herbes sauvages, dans lequel je reconnus le souffle chaud du Vésuve,l'haleine du vent d'automne sur les vignobles épars dans les déserts de lavenoire et de cendre grise qui s'étendent autour de Bosco Treccase, sur lesflancs du volcan. Et je dis à Jack: « Bois. Ce vin est pressé des raisins duVésuve, il a la saveur mystérieuse du feu infernal, l'odeur de la lave et de lacendre qui ont enseveli Herculanum et Pompéi. Bois, Jack, ce vin antique etsacré. » Jack porta le verre à ses lèvres, et dit: « Strange people, youare ! » « A strange, a miserable, a marvellous people… »dis-je en levant mon verre.