En hommage à Vladimir Dimitrijevic, passeur génial.
Les mots vie et destin forment une croix, nous avait fait remarquer Dimitri à la parution du roman de Vassili Grossman, sans doute l’un des plus importants du catalogue de L’Age d’Homme, et c’est l’image de cette croix bonne pour toute l’humanité, au-delà de toute croyance, qui nous est apparue lorsque nous avons appris la nouvelle du tragique accident survenu au soir du 28 juin 2011.
Mort sur la route avec les livres qu’il transportait, opiniâtre et buté comme il le fut durant toute sa vie, Dimitri a été rattrapé par le destin « au travail ». Du côté de la vie, il nourrissait encore une quantité de projets, mais ainsi fut scellé son destin. Les croyants serbes ont vu, dans le fait que la mort de Dimitri coïncidât avec la date de la bataille fondatrice de la nation serbe, un signe nimbé de mystère. Pour notre part, c’est aux vitrines des librairies que nous voyons aujourd’hui survivre Dimitri comme, dans la vision proustienne d’après la mort de Bergotte, les livres de celui-ci déployant leurs ailes aux devantures ; ainsi de tous ceux que Dimitri a tant aimés et nous a fait tant aimer.
Le génie du fondateur de L’Age d’Homme fut d’abord celui d’un lecteur extraordinairement intuitif, poreux et pénétrant, capable d’accueillir des auteurs que tout semblait opposer, tels Cingria et Witkiewicz, Amiel et Zinoviev, le subtil et délicieux Saki ou ce païen fraternel que fut un John Cowper Powys en ses Plaisirs de la littérature, autre fleuron de L’Age d’Homme. Tout et son contraire ? Non : tout ce qui fut poussé à sa pointe sensible ou spirituelle, par le don le plus total et par les chemins les plus variés.
L’apollinien et le dionysiaque cohabitaient dans la nature complexe, aussi lumineuse que parfois ombrageuse, de cet homme que la grande épreuve physique d’un premier accident avait fait méditer avec humilité à la Douleur absolue, vécue sur la croix. Et son cher Milos Tsernianski de conclure : «Les migrations existent. La mort n’existe pas ».
« On continue ! », disait toujours Dimitri, qui ne nous quittera jamais tant que nous lirons…
(ce texte constitue l'éditorial de la nouvelle livraison du journal littéraire Le Passe-Muraille, à paraître ces prochains jours, tout entière consacrée à un hommage à l'éditeur Vladimir Dimitrijevic, mort sur une route de France le 28 juin 2011. Y ont participé Georges Nivat, Claude Frochaux, Richard Aeschlimann, François Debluë, Lydwine Helly, Slobodan Despot, Patrick Vallon, Freddy Buache, Jean-Michel Olivier, Laurence Chauvy, Claire Hillebrand, Valérie Humbert, Jean-Louis Kuffer)
Image: Vladimir Dimitrijevic au bord de de la Drina, en 1987. Photo JLK.