Pour la petite fabrique d'écriture
Et si c’était la dernière fois ?
J’avais préparé quelques cigarettes
Je l’avais déjà vu ramasser des mégots
ils sont si longs les jours
en maison de retraite
et l’argent si absent
fumer y est un luxe
mais quoi
je n’allais pas lui faire la morale
fumer tue
mais mourir à petit feu
dans la monotonie de l’enfermement
privée de la vie qui fut sienne
n’est-ce pas plus terrible encore ?
J’ai traversé la grande salle
échangé quelques sourires.
Je ressens toujours un malaise
à les voir ainsi alignées
ce sont essentiellement des femmes
ici le féminin l’emporte
au diable les règles de grammaire
j’accorde avec le plus grand nombre
Entre ces murs
le temps s’égrène au rythme de la télé
parfois un menton tombe sur la poitrine
les yeux s’abandonnent
ou le regard est vague
perdu dans quelque recoin de mémoire…
Mais elle n’était pas a sa place habituelle
J’avais fait sa connaissance
lors d’une visite, voici deux ans
Elle était la seule, dans le couloir
assise dans son fauteuil roulant
près de la baie vitrée
à faire des mots croisés
« Pour entretenir la tête » comme elle disait
Elle m’avait demandé une cigarette
Je ne fume pas
Mais les fois suivantes
J’essayais d’y penser
Nous parlions un moment
C’était toujours un plaisir
Je l’aimais bien Solitude
Elle était originaire des îles
un jour elle m’avait raconté
une expédition sur la plage
un souvenir de Ti punch
les rires, la mer, sa jeunesse
le temps de son bonheur
Mais la vie change
le temps passe
et elle s’était retrouvée là
comme beaucoup
à le tuer
à coup de mots croisés
et de quelques cigarettes
heureuse encore d’avoir un toit
« on ne peut pas tout avoir, n’est-ce pas ! »
me disait-elle avec un sourire.
Je croisais une aide-soignante
« je n’ai pas vu Solitude, savez-vous… »
son visage, ses yeux qui brillent soudain…
je n’avais plus à redouter sa réponse
Et si c’était la dernière fois ?
je resterais plus longtemps
à échanger des petits riens
pour le plaisir
rien que pour le plaisir.
©Adamante
Solitude nous a quittés fin septembre.