La tentation de suicide
Publié le 06 février 2006 par Athénaïs De La Taille
Tout a commencé en septembre, à notre retour de vacances. On s’était donné rendez-vous chez Thé Cool, bien sûr, pour notre première réunion de connasses de la rentrée. Rania était super bronzée, Anne-So super musclée et Joséphine super colorée.
« C’est quoi, cette nouvelle nuance inconnue de nos services ? a claqué Rania.
- Ben c’est les Café’In, de Color Pulse, a répondu Joséphine, en secouant sa crinière de louve. Alors il y a pink sorbet, abricot givré, choc choco ou expresso shot…
- Et la tienne, c’est laquelle ? a demandé Anne-So.
- Ben, les quatre ! a pavané Joséphine. Comme j’arrivais pas à me décider, j’ai tout mélangé. Officiellement, ça donne une sorte de moka glacé aux pétales de rose fanée. Trop canon, non ?
- Non, l’a coupée Rania. Bon, si on parlait plutôt de choses intéressantes… la réu du jour, par exemple. Qu’est-ce qu’on a au menu ?
- Le chtage de shopping intenchif acchéléré au Bon marché, a répondu Joséphine, en terminant vite fait sa starlette à la mangue de Birmanie.
- On t’a jamais dit qu’on mangeait pas la bouche pleine, espèce de souillon ? l’a engueulée Rania.
- Ah non, vous allez pas encore vous disputer ! j’ai lamenté. Vous croyez pas que vous pourriez faire une fève ?
- T’as raison, m’a approuvée Rania. On doit concentrer sur le travail, et rien d’autre. Alors, la truie violette, combien d’inscrites pour le stage ?
- Maaaiiis ! C’est pas violet mon cheveu, c’est moka glacé aux pétales de rose fanée ! a crié Joséphine en essuyant sa bouche. Tu pourrais écouter un peu tes oreilles, quand on parle ! Bon, pour l’instant, j’ai Hermione, la fille du PDG de Féau, qui est peut-être intéressée. J’en ai aussi parlé à Mindy et Sandy, les jumelles américaines de l’avenue Henri-Martin, qui m’ont dit pourquoi pas. Mais elles préféreraient faire ça au Printemps si possible, il y a quand même plus de choix chez Marc Jacobs.
- Non mais attends, c’est pas du boulot, ça ! a râlé Rania. Je m’en fous de ton chichitage, je veux savoir qui vient sûr à 100 %, un point fini.
- Oh ça va, a chialé Joséphine, c’est pas la peine de m’en faire en étant méchante, hein !
- T’inquiète, Rania, j’ai intervenu. Je pense que Slavika sera là, elle a jamais raté une manif…
- Elle a intérêt à pas me décevoir celle-ci, a menacé Rania. Sinon, je casse carrément nos relations diplomatiques avec elle, même si son père est patron de l’ambassade de Slovénie, je m’en fous. »
Sur ces entrefaites, de forts hurlements se sont produits à l’entrée de Thé Cool, un peu comme ceux que ferait une sirène d’ambulance mélangée avec une alarme antivol. « Anne-So, va voir ce que c’est », a commandé Rania, mais elle a pas eu le temps vu qu’à ce moment-là, Slavika s’est pointée tellement vite à notre table qu’elle a failli renverser le paravent qu’on avait mis devant pour plus de discrétion.
« Ah, te voilà ! a fait Rania. Justement, on parlait de toi.
- Aaaaaah, aaaah, les fiiilles ! C’est terriiiible, a bramé Slavika. C’était donc elle, l’ambulance antivol.
- Quoi, tu peux pas pour le stage, c’est ça ? a tout de suite soupçonné Rania.
- Mais nooon, c’est pas çaaa ! a continué à gueuler Slavika. Aaah, mon Dieu, c’est Petra, elle fait la tentation de suicide !
- Qu’est-ce que c’est que cette histoire ? j’ai demandé. Elle est morte ?
- Non, pas encore, mais presque, a révélé Slavika. C’est en train de se passer en ce moment, chez Franck et Fils. Il faut absolument l’obliger à se maintenir en vie… venez avec moi, viiite ! »
Du coup, on y est allées. Et franchement, quand on est arrivées sur place, la scène du futur crime était horrible. Sur le stand Chanel, Petra, la cousine de Slavika qui habitait à New York mais qui venait souvent passer trois-quatre mois de vacances à Paris, était à deux doigts de se découper l’artère phénoménale avec une lime à ongles. Cette fois, elle avait fait le voyage exprès pour trouver une veste qu’elle avait répérée sur Nicole Kidman dans le Vogue américain, mais ils avaient plus sa taille nulle part. Et rue Cambon, ils lui avaient conseillé d’aller voir dans les grands magasins, seulement plus aucun n’avait le modèle, sauf Franck et Fils ; et ils avaient vendu le dernier deux jours avant, à une cliente espagnole. C’était pour ça que Petra avait craqué, et en voyant Slavika se pointer avec nous, ça l’a pas du tout calmée. Au contraire, elle a tout de suite chialé en criant quelque chose en slovène.
« Elle a dit quoi, là ? a voulu savoir Rania.
- C’est terrible, a lamenté Slavika. Elle a menacé que si on solutionnait pas tout ça très vite, elle se tuerait, et qu’ensuite elle prendrait toutes les vendeuses du stand en otages. Je la connais, elle est capable. Elle est motivée à mort, là.
- OK, je prends l’affaire en main, a décidé Rania. »
Pour oindre le geste à la parole, elle s’est approchée de la caisse derrière laquelle se planquaient les trois vendeuses, en attendant que Petra termine sa crise.
« Où est Marie-Françoise ? a demandé Rania en cherchant avec ses yeux la responsable du rayon qu’elle connaissait par cœur.
- Elle travaille au siège, maintenant, a répondu la plus vieille des trois en s’avançant. C’est moi qui la remplace, madame.
- Attends, appelez-moi mademoiselle, j’ai l’air d’avoir 35 ans ou quoi ? s’est fâchée Rania. On voit que vous êtes nouvelle vous, mais c’est pas grave, vous allez m’apprendre très vite. Bon, on dirait qu’il y a un petit souci vestimentaire avec ma copine Petra. Vous pouvez régler ça illico rapido ? On a pas que ça à faire, nous.
- C’est impossible, mademoiselle, s’est excusée la vendeuse. Votre amie recherche un modèle épuisé. Nous sommes au regret de ne pouvoir satisfaire sa demande.
- C’est vous qui m’épuisez à rien vouloir comprendre. C’est pas elle que je vous demande de satisfaire, c’est moi, a expliqué Rania qui avait horreur qu’on la contredise. Il paraît que vous avez vendu la veste que voulait Petra à une Espagnole, vous trouvez que ça se fait, ça ? Vous allez quand même pas m’obliger à aller jusqu’à Rome moi-même pour la récupérer, non ?
- Non, bien sûr, mademoiselle…
- … bon. Alors maintenant, on va s’en aller, et demain matin quand je vais revenir avec ma copine, la veste sera là. Vous allez quand même pas obliger mon père à racheter la boîte pour régler le problème, non ? »
Comme la vendeuse savait plus quoi dire, Rania a claqué ses doigts en l’air comme à chaque fois qu’elle menait une affaire à bon porc, et elle a fait : « pas plus compliqué ! ». Là-dessus, on est retournées toutes les six chez Thé Cool, et on a tout de suite commandé un cocktail bonne mine relaxant carotte-abricot-cerise pour déchoquer Petra. Franchement, c’était pas la peine de se mettre dans ces états pareils, vu qu’elle aurait sa veste le lendemain. C’était obligé, personne pouvait refuser un service à Rania, ni à son père le maniaque du pétrole, normal ils sont tellement sympas. D’ailleurs, à l’heure qu’il était, la nouvelle vendeuse de chez Chanel était sûrement en train de se faire savonner par le directeur de Franck et Fils, « la carpette » comme l’appelait le maniaque. La preuve qu’il devait bien l’aimer, vu les 379 milliards de poissons qu’il fanatisait dans l’aquarium géant de son bureau.
Bref, le jour d’après Petra a eu sa veste bien sûr, avec les excuses de la direction et même un petit mot de Karl Lagerfeld pour lui souhaiter un bon séjour à Paris. Sur le coup, Petra était hyper contente et comme elle savait pas comment nous remercier, elle a proposé « et si vous veniez passer quelques jours de vacances chez moi, à New York ? ». Comme on avait trop rien de prévu, on lui a répondu anglicanement « OK, no problemo », pour lui prouver qu’on maîtrisait parfaitement sa langue d’origine. Bien sûr, on pensait pas en acceptant son invitation qu’on allait vivre à peu près les aventures les plus trépignantes du 21e siècle. Mais ne brûlons pas la peau de l’ours avant de l’avoir vendue, mes amis : je vous raconte la suite demain.