"Dès le crépuscule de la nuit, les lumières fleurissent et donnent à la ville un air de fête inquiétant, parce que l’on sent, dans cette exaspération du génie humain, comme une sorte de défi. Il semble parfois, quand on contemple le ciel de Paris et ses constellations fabriquées, que l’équilibre des choses de la nature soit rompu. Je pense à la situation mélancolique de ceux qui habitent la plate-forme la plus élevée de la haute tour d’acier qui abat sur la ville les rayons inquisiteurs de ses phares. Cette tour Eiffel, bafouée, insultée, il n’y a pas longtemps, comme un grand poète par une critique sans indulgence, n’a pas attendu longtemps les hommages de l’art et de la littérature. Mille plaquettes de luxe célèbrent aujourd’hui sa puissance plastique et le mystère crépitant des ondes qui traversent l’espace avec tous les mots qu’on leur a confiés. En levant la tête au pied de la Tour, on sait que le ciel est parsemé de dépêches et que la pensée des hommes, en quelque sorte matérialisée par le son, se mêle à l’Inconnu et le bouscule dans sa course disciplinée. Au-dessus des rues calmes ou enfiévrées, une atmosphère d’intelligence humaine recouvre la ville de même qu’un globe. Le passage des dépêches de la TSF dans la nuit mêle aux éléments naturels de notre ciel un élément nouveau dont Mme de Sévigné ne pouvait pas s’émerveiller. La nuit, quand je me promène, et que je hume l’air, il me semble que j’aspire des chiffres échappés de la cote de la Bourse, ou les points et bâtonnets de l’écriture morse qui ressemblent singulièrement à des bacilles.
Tout ceci dépasse, pour être évident, le domaine de la littérature. La littérature, avec le cadre magnifique mais étroit de la langue et la richesse de ses héritages, n’est pas l’art d’expression d’une époque dont les caractéristiques sont la vitesse et l’association des idées. […] Le cinéma est le seul art qui puisse rendre le fantastique social d’une époque de transition où le réel se mêle à l’irréel à tous les pas."
"Sur mes zones blanches, j’écrivais à l’aveugle, sans plan ni projet précis, mais me sentais toujours vaguement ridicule à rapporter, comme l’aurait fait un archéologue ou un entomologiste à chapeau de paille, des miettes de désordre urbain serrées dans mes petits cahiers. J’avais souvent la tentation, une fois mes pages noircies, de les laisser là, au sommet des tas d’ordures, comme d’autres se débarrassaient de leur réfrigérateur ou de leur machine à laver. Une nouvelle technologie, celle de "l’informatique diffuse", aurait pu me permettre de faire quelque chose d’approchant: associer, via une liaison radio à courte portée, un texte à un lieu et diffuser ce message sur les téléphones portables de toute personne passant à proximité de l’endroit "annoté". Conçue à l’origine pour faire de la publicité ciblée (informer les badauds du menu d’un restaurant, d’un programme de cinéma, etc.), "l’informatique diffuse" permet d’écrire dans l’espace en utilisant les cartes comme une portée. […]
Riche de promesses, "l’informatique diffuse" s’est finalement révélée hors de ma portée, tant pour des raisons techniques que financières. À terme, je ne désespère cependant pas (on peut rêver) de convaincre l’un des organismes qui travaillent au développement de cette technologie (la société britannique Proboscis, l’Institut national de recherche en informatique et automatique de Rennes et l’École polytechnique fédérale de Lausanne) de me confier un de leurs prototypes pour organiser des jeux de piste géants dans Paris."
Philippe Vasset, Un Livre blanc,Fayard, 2007, p. 104-105 et 111.
par Filippo Zanghì