C'est donc fait, malgré sa lutte acharnée contre la maladie, c'est une bataille que Steve Jobs ne pouvait gagner. Et qui semble générer depuis ce matin une onde de choc grotesque. Quand je vois que des gens pleurent ou que d'autres déposent des cierges devant les Apple Stores, j'aurais tendance, personnellement, à dire qu'il faut se calmer deux minutes. Certes, c'est bien triste, et le cancer c'est une saloperie. Mais bon, c'est pas Lady Di non plus, hein...
Pas pour son apport à la société occidentale moderne ni pour sa vision, non : juste parce que, après tout, ce n'est pas la surprise de l'année. Il n'est pas mort comme ça, par surprise, après avoir oublié de mettre sa ceinture en passant sous le pont de l'Alma, alors que tout allait bien dans sa vie et dans son corps. Un cancer du pancréas, ça ne déconne pas. Plein de gens en meurent en quelques mois. Steve Jobs a vécu plusieurs années avec sa maladie, l'a combattue et a défié le temps, tout en restant, presque jusqu'à la fin, à la tête d'une firme qui brasse des millions. Pas complètement éteint, il ne pouvait tout simplement plus. La nomination de Tim Cook n'était pas un caprice ou une annonce de retraite à 56 ans : ce type, en dépit de sa volonté de continuer à faire tourner sa boîte et à s'impliquer dans les innovations technologiques qu'il a contribué à démocratiser, était mourant. Il n'en avait plus pour longtemps, il le savait, on le savait, et les dispositions avaient été prises pour qu'il finisse ses jours paisiblement, avec possibilité de garder un oeil sur sa firme si jamais il bénéficiait d'un nouveau sursis.
Ce ne fût pas le cas, et c'est évidemment dramatique, mais ce n'est pas la pire manière de partir. Il y a la souffrance, que je ne peux imaginer, d'être rongé par le cancer, bien sûr. Mais il y a aussi (et probablement surtout) la satisfaction d'avoir amené son entreprise, le projet de sa vie, vers les sommets. La joie d'avoir marqué le monde, d'avoir engendré une communauté mondiale, d'avoir impacté les usages de millions d'individus, et surtout d'avoir l'assurance que l'aura Apple continuera à irradier l'univers high-tech pendant un certain temps : dans quelques années, on s'en rendra compte, l'iPhone sera une légende de l'histoire de la téléphonie, comme l'iPod aura frappé un grand coup dans l'industrie musicale dématérialisée, comme l'iPad aura ouvert la voie au renouveau de la bureautique...
Bref, c'est une sale nouvelle, mais ce n'est pas la pire mort de l'année. Si on réfléchit comme une célébrité, je préfère mourir à 56 ans d'un cancer du pancréas après avoir eu quelques années de sursis et réussi à accomplir l'œuvre de ma vie (au point qu'elle me survivra et m'assurera une certaine idée de l'immortalité), plutôt que mourir, connement, à 27 ans d'un problème de drogue après avoir enregistré deux vagues tubes ou filmé trois bons films. A postérité égale, celle de Steve Jobs me fait plus envie.