Dans le cadre des Rencontres-i 2011 [-i pour "imaginaire"], biennale Arts-Sciences de Meylan-Grenoble, se tenait à Minatec une conférence forum de partage et de réflexion autour des grands enjeux de l'innovation.
Cette rencontre annuelle "mobilise, autour de représentants majeurs de l'innovation industrielle, des étudiants, des ingénieurs, des chercheurs en sciences humaines, économique et sociales, mais aussi des collectivités territoriales, des urbanistes, des professionnels du marketing, des designers, des philosophes, des artistes, et plus généralement des citoyens".
De fait, étaient rassemblés, pour une table ronde, entre autres Théodore Zeldin, historien et sociologue britannique, Étienne Klein, physicien et philosophe, Jean Therme, directeur des nouvelles technologies au CEA de Grenoble, Luc Jacquet, réalisateur de La marche de l'empereur... Manquait Jacques Attali, annoncé, mais en voyage en Inde...
Je n'entends pas fournir ici un compte-rendu de ces échanges mais seulement rapporter quelques propos que j'ai retenus qui, d'accord ou pas, méritent d'être partagés. D'où ce billet.
Le thème de la table ronde était : "La narration comme projet dans une société post-énergies fossiles".
L'énoncé du thème, tel quel, est quelque peu abscons. Mais on comprendra, au cours des échanges, quelques aspects de l'énoncé :
1) La société "post-énergies fossiles" : c'est la société de demain, celle vers laquelle, de fait, nous allons.
Le constat, exposé par Jean Therme, est implacable :
- de l'antiquité jusqu'à la fin du 19ième siècle, les hommes ont consommé très peu d'énergie ;
- tout change avec l'invention de la machine à vapeur : l'énergie de l'homme est démultipliée par le charbon ;
- à partir de 1950 le pétrole ["la plus belle association de malfaiteurs de la terre"] supplée le charbon : en quelques décennies on a consommé 80% de l'énergie fossile.
Qu'on le veuille ou non, la société de demain sera une société "post-énergies fossiles".
Quelles solutions ? Pour J.T. une seule [opinion pas partagée par tous les intervenants] : on a du charbon pour 200 ans ; la vraie problématique, c'est de trouver une solution pour le charbon "propre"...
Étienne Klein : On fait beaucoup de recherches, il y a beaucoup de travaux pour... ne pas croire ce que nous savons ! Cela s'étend à toutes les modifications importantes de la société. Par exemple le pétrole : il a complètement "colonisé" nos imaginaires.
Tout système tend à persévérer dans son être : on le comprend quand il a été jusqu'au bout, quand il n'est plus.
Le politique est le chaînon manquant qui nous permet de passer de l'innovation technologique au projet qui lui donne du sens.
2) Un projet qui donne du sens
Théodore Zeldin le souligne : le monde dans lequel nous vivons est beau, mais il est aussi "dégoûtant". Pour regarder l'avenir, il faut se souvenir de tous les échecs que les autres ont subi en voulant transformer le monde. On a cru dans le progrès, on a cru dans la disparition de la pauvreté : la pauvreté n'a pas disparu, pas seulement la pauvreté d'argent mais la pauvreté d'imagination.
Nous sommes en train de construire un être humain différent : nous avons éveillé la curiosité. Une des joies de la vie c'est de chercher, c'est l'innovation.
Nous avons maintenant énormément d'informations, des millions de livres, internet : mais toutes ces connaissances n'arrivent pas aux gens. Qu'est-ce qu'on peut projeter ?
Pour Jean Therme, tout le monde croit que la communication porte quelque chose ; mais la communication ne porte rien ; ce sont les gens qui portent quelque chose. Nous sommes submergés d'informations ; ces informations ne portent plus rien. Ce qu'il faut, c'est établir la relation, c'est plus important que la communication [d'où l'idée de créer un "village" dans l'enceinte de Minatec où se retrouvent beaucoup de gens différents, chercheurs, artistes etc, beaucoup de diversité, un bistrot etc.].
Étienne Klein : on mesure mal l'effet de l'effondrement des grandes imaginations prométhéennes. Dans la société d'autrefois portée par l'idée de progrès, l'innovation était facultative ; aujourd'hui l'innovation est obligatoire.
L'homme du futur, disait Nietzsche dans Humain, trop humain devra avoir 2 cerveaux. "La Terre tourne autour du Soleil", mais on reste dans nos esprits "géocentrés" : la vérité scientifique est oubliée.
André Breton, dans un discours à l'Unesco en 1950, disait : il y a 2 stratégies :
- changer le monde [Marx] (global) ou
- changer la vie [Rimbaud].
mais dans le changement ce n'est pas le sujet qui change.
"Le sujet du verbe changer est précisément ce qui n'a pas changé quand je dis que ça a changé"
[je regarde la feuille de l'arbre qui est devenue jaune à l'automne ; je dis : cette feuille a changé ; ce qui a changé, ce n'est pas la feuille, c'est sa couleur. Les premiers penseurs grecs avaient déjà noté la contradiction entre l'idée de changement et l'idée d'identité.]
3) La narration comme projet
L'imaginaire est en transformation ; quelque chose change, ce qui est en train de se passer est un vrai basculement qui va modifier l'impensé de notre culture.
L'émotion tient une place importante : c'est la conviction de Luc Jacquet, le réalisateur de La marche de l'empereur. À travers le succès qu'a rencontré son film auprès de multiples publics, Jacquet a pu constater la force incroyable que peut avoir l'émotion pure (il n'y a pas de morale, simplement les images) et l'histoire, la narration.
Comment faire passer des messages ? Le cinéma peut être un outil, à travers l'émotion.
Mais le cinéma est aussi une chose extrêmement archaïque.
L'idée, le rêve de Jacquet, c'est de réinventer d'autres manières de raconter des histoires : comment, par exemple, raconter l'Antarctique ? L'Antarctique c'est quelque chose d'irracontable, il faut donner l'émotion. D'où l'idée d'imaginer un objet d'immersion, se confronter avec l'extrême : amener à vivre le blizzard, résister à l'inamiginable, à l'extrême. L'objet imaginé : un récepteur multi-sensoriel, un objet de 60m x 60m, une métaphore d'un iceberg : un ambassadeur qui va aller près des gens, leur donner l'envie...
Cependant Théodore Zeldin : L'émotion ne suffit pas, il faut de la pensée aussi.
Il faut savoir dans quelle direction on veut aller, on veut construire. Ce qui manque dans le monde d'aujourd'hui, c'est le sens de la direction. Nous ne sommes plus ce que nous étions dans le passé. Chacun de nous est énigmatique ; qu'est-ce qui se passe dans la tête des autres ?...
Je réserve quelques réflexions personnelles, inspirées de ces échanges, pour un prochain billet. En attendant, juste encore une notation, livrée par Étienne Klein, à propos de l'expérience sur les particules capables de voyager plus vite que la lumière, dont j'ai parlé dans un précédent billet :
L'anagramme de
LA VITESSE DE LA LUMIERE
=
LIMITE LES REVES AU DELA
À suivre