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L'incroyable destin de Clarisse Manzon(29)

Publié le 11 octobre 2011 par Mazet

 

L’incroyable destin de Clarisse Manzon (29). Deuxième acte

Sur le fond, Mme Manzon restait intraitable et le président, qui commençait à désespérer de lui arracher l'aveu de sa présence sur les lieux du crime, puisa dans les ultimes refuges de son talent oratoire les arguments susceptibles de piquer sa fibre de comédienne :

« Madame, dit-il d'une voix pathétique, c'est au nom de votre malheureux père, déchiré par mille soucis, c'est au nom de la justice, au nom de l’humanité qui gémit d'un crime horrible, au nom de l’humanité dont les liens ont été rompus par un crime qui alarme toute la société, que je vous conjure de dire tout ce que vous savez. Pourquoi trahir la vérité? Oui, si vous aviez une faiblesse à vous reprocher, il suffirait de ce moment pour vous réhabiliter dans l’opinion publique. Voyez avec quelle attention on vous écoute. Parlez, parlez donc; je vous en conjure au nom de ce Dieu que vous voyez sur ma tête; justifiez- vous. Le public effrayé d'un crime commis sur la personne d'un homme que vous avez connu, d'un magistrat qui siégeait ã côté de votre père, ne demande que le triomphe de la vérité. Il vous chérira, il vous portera aux nues si vous faites connaître les vrais coupables. Prouvez-nous que vous avez toujours été élevée dans l'amour de la justice. Parlez, fille Enjelran ; parlez, fille de magistrat! »

Les traits de Clarisse Manzon se sont altérés au fil de cette envolée lyrique. Elle s’évanouit. L'émotion est de nouveau à son comble. On s'agite autour d'elle, on s'empresse de la secourir, on la caresse. Elle revient à elle, son regard se pose sur l'épée du maréchal de camp Desperrières ; de nouvelles terreurs l’assaillent. Elle repousse le glaive de la main en hurlant :

 « Qu'on ôte ce couteau de ma vue ! »

Aussitôt dit, aussitôt fait. Le maréchal de camp retire l'épée et le fourreau qu'on porte hors du prétoire. Un peu rassurée, Mme Manzon semble retrouver ses esprits et le président, qui se démène comme un diable pour ne pas succomber à une crise de nerfs, rassemble ses forces et supplie :

« Tâchez de surmonter vos craintes, Madame. Vous êtes fille de magistrat, vous devez avoir vu d'autres fois l'appareil de la justice. Ce spectacle n'a rien de nouveau pour vous ; prenez courage, ne montez pas votre imagination. Dites-nous au moins quelque chose. ››

Mais l’infernale Clarisse est maintenant dans un autre monde. Evoluant dans l'univers de ses rêves, elle se sent enfin l'héroïne d’un roman digne d'elle. Tout est prêt pour la scène du grand délire :

« Demandez à Jausion s'il n'a pas sauvé la vie à une femme chez Bancal.

- Jausion, demande le président, avez-vous sauvé la

vie ã une femme?

- Non, Monsieur le Président, je ne sache point avoir sauvé la vie à personne. »

Les regards de Jausion et de Clarisse Manzon se croisent alors. Elle détourne la tête comme horrifiée et s'écrie:

- Ho Dieu! Il y avait une femme chez Bancal. Elle y avait un rendez-vous. Elle ne fut pas sauvée par Bastide.

- Et par qui donc fut-elle sauvée? demande le président.

- Bastide voulait la tuer, Jausion la sauva.

- Accusés Jausion et Bastide, vous étiez chez Bancal. Qui de vous deux a voulu sauver ?...

- Non... non, interrompt Mme Manzon d'une voix forte. Non, pas Bastide! Non, pas Bastide!

- Si vous n'étiez pas chez Bancal, qui vous a dit qu'il y avait une femme qu'on a sauvée?

- Beaucoup de monde.

- Connaissez-vous cette femme?

- Plût à Dieu que je la connusse ! Le moment n'est pas loin où cette femme se montrera. On dit que cette femme, entendant du bruit dans la rue des Hebdomadiers, se précipita dans la première porte. Elle y trouva Bancal qui lui dit : « Vite, vite, cachez-vous »

- Où se cacha cette femme? N'est-ce pas dans un cabinet ?

- Oui, dans un cabinet.

- En passant dans la cuisine de Bancal, cette femme ne vit-elle point un cadavre?

Au mot de cadavre, Mme Manzon regarde les accusés avec des éclairs de terreur dans les yeux et s'exclame :

- On dit qu'on fit faire un serment terrible sur le cadavre. Demandez à Jausion s'il n'a pas cru que cette femme à qui il a sauvé la vie était Mme Manzon.

- Je ne sache pas avoir sauvé la vie à personne, répète le malheureux Jausion dans un soupir de désespoir.

Le prétoire retient son souffle et dans cette atmosphère de grande tragédie, le président juge le moment venu  d'organiser une mise en scène grotesque. En vertu de son pouvoir discrétionnaire, il demande que le maréchal de camp Desperrières soit entendu sur-le-champ.

Lorsque Mme Manzon revint à elle après son premier évanouissement, en présence de plusieurs témoins  Elle déclara au maréchal « Sauvez-moi de ces assassins. ».

Il s’efforça de la rassurer de son mieux mais elle lui répondit :

« Vous ne serez pas toujours près de moi, général; s’ils s'échappaient, ils saigneraient tous les honnêtes gens du département. »

A ces mots, le falot Didier Fualdès prend la parole pour faire une proposition ahurissante :

« Il est clair que Mme Manzon n’ose parler, parce qu'elle est effrayée par l’image des poignards et, plus encore, par la présence des assassins de mon père. Je prie Monsieur le Président de faire placer huit hommes de la force armée entre elle et les prévenus, soit pour lui dérober la vue de ceux-ci, soit pour la rassurer contre ses propres craintes »


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