Où il est question d’un premier échange d’impressions. D’une écriture qui déteint. Comment les mots s’appellent, se relancent et fusent. Du fauteuil d’Oblomov en forêt.
Quelques feuillets à l’encre bleue ont marqué le début de cet échange. Daniel Vuataz, de passage à La Désirade pour m’y rapporter de précieux documents qu’il m’avait empruntés en vue de la préparation d’une livraison spéciale du journal littéraire Le Persil toute consacrée à la célébration de Charles-Albert Cingria, me les avait remis à l’instant de m’emprunter encore une relique rarissime représentant, au crayon rouge sur le morceau déchiré d’une nappe de papier de café populaire, le puissant et touchant profil de Charles-Albert en 1946.
Ces feuillets bleus s’intitulent Impressions d’un civiliste à Lausanne et constituent le fragmentaire journal d’un lecteur découvrant l’écriture de Cingria et commençant d’en écrire. Or, un passage, daté de mars 2011, m’a tellement saisique je l’ai recopié tout aussitôt. Ces ellipses étonnantes d’un poète de 24 ans me touchent d’autant plus que j’ai découvert Charles-Albert au même âge, qui m’a guéri de tout un langage terni d’idéologie d’époque contre lequel j’avais alors recopié la sentence désormais célèbre : « L’écriture est un art d’oiseleur et les mots sont en cage, avec d es ouvertures sur l’infini ».
D’une volée ultérieure moins marquée par les pensées collectives, ou d’un tempérament simplement indépendant, Daniel Vuataz a bénéficié d’uneopportunité bien singulière pour accéder à l’œuvre qu’il ignorait jusque-là de Cingria, sous l’égide d’une institution récente assez épatante, à l’enseigne du Service Civil permettant, sous forme de travaux d’intérêt public (en l’occurrence la préparation des Oeuvres complètes de Charles-Albert !)à l’objecteur de remplacer ainsi son temps obligatoire deservice armé. Or cet aspect aussi, de la personnalité du jeune poète, m’a touché en cela qu’à l’âge de quatorze ans j’ai commis un premier article consacré à la vie et aux menées du pacifiste Lecoin, avant d’aggraver mon cas en adhérant pleinement aux positions du fameux Jean Barois de Roger Martin du Gard -tout cela me revenant cet après-midi même en transportant, à l’aide du fringant Daniel, l’énorme fauteuil vert que je dédie aux mânes de l’immortel Oblomov, transporté jusqu’à notre isba à travers la forêt…
La qualité de frappe de ces images, la verve tonique de cette écriture aux ellipses lyriques me rappelant bel et bien Charles-Albert, déteignant ici pour le meilleur, mais aussi le Morand de Rien que la terre ou Talent d’Audiberti, m’ont donc donné l’envie d’amorcer un dialogue d’un côté à l’autre du val suspendu où nous habitons tous deux, lui au flanc des Pléiades et nous autres à hauteur de Sonloup, et le même soir un début de pacte était conclu.
Entretemps j’avais abordé le dernier roman de Pascal Quignard, au titre (Les solidarités mystérieuses) qui trouve lui aussi un immédiat écho en moi, et j’ai souri en lisant ces quelques lignes évoquant un autre souvenir d’enfance d’une femme revenant sur ses pas : «Elle fabriquait des nids pour les merles tombés et leur préparait des dînettes de mie de pain et de lait dans l’espoir qu’il survivent »…
Dear Blue Youngster,
Cette paonne qui crie un nom de pape ancien sous tes fenêtres d’enfance m’a rappelé son mâle de deux générations antérieures, dans notre quartier des hauts de Lausanne où le chatoyant volatile, opposant sa roue à la morosité des dimanches, y allait de son « Léooon ! » lancinant - et combien de paons ont déchiré l’air des bois de Sauvabelin en nos enfances de sauvageons. Pourtant c’est d’un autre oiseau de la même engeance que j’aimerais te dire deux mots ce matin, qui eût enchanté Charles-Albert par son exquise, atroce présence.
C’est du paon mité de Massa Marittima que je te parle, en son vaste enclos à ciel ouvert du parc animalier des éclopés de toutes espèces, dont il est en somme le fleuron et le sourcilleux surveillant.
Il y a là-bas tous les rescapés de la route violente et des déroutes forestières, les renards happés mais en résilience et les lièvres rescapés de la chevrotine, les daims heurtés en vol par des Alfas et les hulottes chues des palmiers sous le jet de pierre des gredins imberbes, tout un peuple de gueules cassées et de membres fracassés que d’invisibles compatissants ont ramenés en ces lieux pour y être soignés ; et partout cela criaille et roucoule, de partout en liberté cela va et vient, force lapins et couleuvres recrachées, et là-dedans tout au milieu, seul comme dans un orbe sacré, bougeant peu et se déployant de loin en loin : ce paon fripé et décavé vociférant son nom de pape ancien.
Le paon de toute éternité se fait un peu snober dans le monde trop clinquant d’aujourd’hui où tout un chacun fait la roue, mais le paon de Massa Marittima ne mourra pas, pas plus que le paon de l’Arche que tu dis, dans le souvenir de nos enfances : sa façon de se tenir sur une patte en nous toisant de son œil à moitié borgne relève de cette exquise atrocité qui résume, tu as relevé cela aussi, notre façon même d’être au monde.
Ramuz psalmodiait surson sillon : « Laissez venir l’immensité des choses », et Charles-Albert lui répond non moins crânement : « Ca a beau être immense, comme on dit : on préfère voir un peuple de fourmis pénétrer dans une figue »…
Chemin du Calvaire, Lausanne, ce dimanche 9 octobre 2011.
Cher Oldie Goldie,
Ces chants léonins de ta lointaine Massa Marittima et ceux que j’entendais résonner derrière le thuya bleu de mon enfance – c’est fou comme parler « de mon enfance » sonne creux, quand on sait qu’il m’est toujours impossible de m’offrir un paquet de Parisiennes ou une Petite Arvine sans devoir ressortir mon terrible catogan (coupé un nouvel an par une jeune fille bien inspirée) sur du plastique rayé technologique –, les plaintes, donc, de nos deux paons épiscopaux me font penser, au hasard d’un soir, qu’à l’instar de tous les autres zoziaux frôlant des pives dans les forêts du Val ou se coulant dans des trous aux Antipodes (ils ont alors des noms de fruits vert clair), les nôtres ont dû grimper un jour, en file proto-indienne et dans une colère psittacique (fientant sur les rambardes de cèdre et donnant du bec dans les yeux des onyx), sous les coups de palmes, et de prières physiques d’un vieux barbu, dans cette Arche-ménagerie. Ça me fascine, cette histoire de bestioles pressées dans un navire mastoc, à deux exemplaires par espèce d’espèce (n’y avait-il vraiment que deux chiens ? et lesquels, alors, des houret ?), sauf pour les êtres humains se sont payé le luxe reproductif d’être une bonne douzaine… La bande de joyeux élus – mais le vin, à quelque jours près, n’existait pas encore – devait être rompue aux soins animaux : imagine, cher vieux, si l’un des deux seuls chevaux de toute l’humanité, chats, chèvres, chameaux, zébu, bouc, alpaga, bison, lièvre ou pire : chiens ! n’avait pas passé le cap des quarante jours de mer…
Mais tu te le demandes probablement : oui, je me suis mis à Bazin comme on tombe sur un os. A tout hasard. La « faute » à cette table de bois, au fond de l’éternel couloir de mon immeuble, postée à gauche avant la sortie pour la passerelle de ciment enjambant lue vallon que Cingria remontait en digressant – et que remplace maintenant le ballet des camions à poubelles dès sept heure du matin au-dessous des falaises gorgées d’eau noire et d’étudiants.