Un lecteur nous a écrit les lignes suivantes, à la suite de l'extrait que nous avons récemment publié du texte de Simone Weil sur les partis politiques :
" Si vous lisez plus avant Simone Weil, vous constaterez que son hésitation à se "convertir" à l'Eglise romaine tient précisément à ce qu'elle a noté que l'Eglise romaine est organisée comme un parti politique. On ne peut énumérer tous les théologiens et artistes qui, du temps de la puissance de l'Eglise romaine, de Dante à Shakespeare en passant par Luther ont dénoncé, parfois au péril de leur vie, l'attentat de l'Eglise romaine contre la vérité. Celle-là n'a d'ailleurs jamais cédé son pouvoir comme elle essaie de le faire croire aujourd'hui : il lui a été ravi par la concurrence. L'originalité de Simone Weil est donc de se méfier de l'Eglise romaine en un temps, où, en principe, elle a renoncé à l'exercice du pouvoir temporel.
" Le temps de la morale et du sacerdoce juifs est révolu selon l'apôtre Paul. Sans morale, il n'y a pas de politique possible, ni aucune connivence avec un parti quelconque. Ne jetons pas la pierre aux partis politiques, dont beaucoup de modèles institutionnels dérivent de ceux de l'Eglise romaine.
Ce message nous paraît mériter réponse.
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Simone Weil ne dit aucunement dans cette Note, comme vous l’affirmez, que l’Eglise romaine serait organisée comme un parti politique, et il est inexact de dire que c’est cela qui l’aurait fait hésiter à se “convertir”. Ni vous ni moi ne savons rien, au demeurant, de la réalité de sa conversion. Il convient cependant de noter, pour se garder de toute caricature, qu’elle écrivait au P. Perrin des mots fort éloignés de toute répugnance à la conversion lorsqu’elle lui faisait part de sa « très grande joie » à l’entendre dire que ses pensées, telles qu’elle les lui avaient exposées, n’étaient « pas incompatibles avec l’appartenance à l’Église », ou lorsqu’elle lui déclarait aimer « Dieu, le Christ et la foi catholique autant qu’il appartient à un être aussi misérablement insuffisant de les aimer », ou encore : « J’aime les saints à travers leurs écrits et les récits concernant leur vie (…) J’aime la liturgie, les chants, l’architecture, les rites et les cérémonies catholiques » (lettre du 19 janvier 1942).
Il est vrai, néanmoins, qu’elle déclarait aussi, dans la même lettre n’avoir « à aucun degré l’amour de l’Église à proprement parler », non pas, comme vous le dites, parce que cette dernière serait organisée comme un parti politique, mais parce qu’elle constitue ce que Simone Weil appelait « une chose sociale ». Le propos était extrêmement réducteur, ne serait-ce que parce qu’il méconnaissait la réalité sociale de la communion des saints, mais il était partiellement vrai en ce que l’Eglise est aussi une réalité sociale terrestre. Or c’est cela qui lui « faisait peur », disait-elle dans la même lettre, parce que son pessimisme en la matière la portait à voir en toute chose sociale « le domaine du diable. La chair pousse à dire “moi” et le diable pousse à dire “nous” ; ou bien à dire, comme les dictateurs, “je” avec une signification collective ». « Par social – ajoutait-elle – je n’entends pas ce qui se rapporte à une cité, mais seulement les sentiments collectifs ». Ce n’est donc pas parce qu’elle est “romaine”, comme vous le suggérez, que l’Eglise catholique éveillait chez elle cette méfiance, mais parce qu’elle est une “chose sociale” et que, en tant que telle, ajoutait-elle, « elle appartient au Prince de ce monde ».
C’est donc un contresens d’attribuer ses hésitations au baptême au caractère romain de l’Eglise, alors qu’elle les attribuait elle-même à un caractère collectif qui pouvait être dit de toute autre “chose sociale”, quelle qu’elle fût, et qui, en tant que telle, lui paraissait constituer, pour elle, une menace pour la liberté de sa conscience. Elle aurait très bien pu écrire la même chose, par exemple, de tout groupe protestant, étant rappelé, puisque vous évoquez l’histoire, que la Réforme n’a pas été non plus avare de "sentiments collectifs" qui l'ont conduite à écrire des pages sanglantes, de fanatisme et d’intolérance.
Il faut concéder au pessimisme de Simone Weil que la recherche et la défense de la vérité sont choses difficiles partout où des hommes s’assemblent, parce que le consensus y est généralement la condition de leur vie commune. Y triomphent des intérêts, des modes, des conformismes, des prêt-à-penser, plus ou moins oppressants, qui gauchissent à des degrés divers, et jusqu’au péché de l’esprit, le rapport des hommes à la vérité. L’Eglise catholique, cela est certain, y est exposée, et souvent sujette, nous ne le déplorons que trop, ainsi que bien des articles parus sur ce blogue l’attestent. Cependant, croyez-vous que l’on puisse soutenir, sans précisément trahir effrontément la vérité, qu’il n’en est ainsi que d’elle et que, par exemple, les groupes où vous vivez, religieux ou civils, n’y sont pas sujets eux-mêmes ?
Poser la question, c’est y répondre. Le travers ici dénoncé est un travers humain, et se rencontre partout où se groupent des hommes. L’expérience le montre à l’envi. En cela, le propos de Simone Weil est juste et universel. Cette expérience n’en est que plus cruelle lorsque la vérité supposée portée par la communauté mise en cause est plus haute. Le conformisme ou l’esprit mondain d’un club de boules est fâcheux, mais il n’y a pas là qui vaille l’indignation. Pourquoi les mêmes travers la suscitent-ils quand ils affectent l’Eglise catholique, si ce n’est parce qu’on reconnaît en elle, fût-ce à son corps défendant, la grandeur et la noblesse de son message et de sa mission que tant « d’esprit de ce monde » souvent trahit, dans ses clercs et ses fidèles ?
Quand, en revanche, Simone Weil écrit, dans la suite qui vous nous invitez à lire, qu’il « faut avouer que le mécanisme d'oppression spirituelle et mentale propre aux partis a été introduit dans l'histoire par l'Église catholique dans sa lutte contre l'hérésie », elle se trompe. Cette lutte, en effet, a pu mettre en œuvre de tels mécanismes, bien sûr, mais les circonstances de la Passion du Christ ou celles du martyre des premiers chrétiens attestent, pour ne citer qu’elles, que l’Eglise romaine n’en a pas, loin s’en faut, la paternité. Il est par ailleurs pour le moins surprenant que vous puissiez évoquer le nom de Luther quand vous parlez de victimes de la persécution ou de l'intolérance romaines, lui dont il est pourtant difficile de méconnaître les appels à brûler les sorcières et les exhortations au sang et au carnage adressées aux princes allemands.
Pierre Gabarra