Cernée par mille pièces d’un puzzle surgi d’un tableau futuriste, j’assemble dans mon imaginaire un paysage censé me ressembler. C’est un autre visage qui se dessine pourtant, mouvant, une image en mouvement que je voudrais arrêter pour pouvoir la fixer rien qu’une fois, pour l’avoir en mémoire et la restituer ou la réinventer.
Ce geste criminel me rebute et m’attire, me tente et me disperse.
Dans ce casse-tête obsessionnel se mêle la somme de mes contradictions, le pic de ma faiblesse. Mon incapacité à figer des données qui me dépassent, à outrepasser l’idée originelle d’écrire pour me débarrasser de cette corvée qui m’encombre, me place dans la situation délicieusement inconfortable de ne jamais en venir à bout.
Je réveille chaque matin une ambition démesurée que je ruine au fil de la journée par des pensées akoibonistes que je prends plaisir à perpétuer pour mieux me dénigrer. Plus j’écris, plus je crois avancer, plus je me perds en route, tout en blâmant avec un fatalisme jumeau de celui de ma mère, une fausse nonchalance, une flemmardise sans nom, une incapacité chronique et archaïque éveillant une colère non moins ancestrale de tordre le coup à tous ces préjugés qui m’empêchent…
Petit à petit se dessine le profil caricatural d’une pensée embryonnaire : tant que j’écrirais, ma mère ne mourra pas. Forcée de rester vivante jusqu’à la lecture censée l’achever une fois pour toutes !
Cruelle ironie qui me défie, dont je me méfie quand elle prononce « mes filles » …
Et quand je m’en détache, que je mets de côté cette tâche insensée et prends un livre, je tombe encore, ou trébuche toujours. Dans sa « lettre au père », Kafka note : « C’était un adieu que je te disais, un adieu intentionnellement traîné en longueur, mais qui, s’il m’était imposé par toi, avait lieu dans un sens déterminé par moi ! … »
Je repose le livre ; quelle est mon intention ? Je ne le sais même pas ! Tout se passe comme en dehors de moi, et je ne reconnais aucune trace de contentement à faire traîner ce boulet que je m’attache moi-même ! Quand bien même j’arrivais au bout de ce tunnel que je creuse à la petite cuillère comme j’écopais auparavant l’océan de larmes maternelles, verrais-je jamais un autre paysage ? Que celui renouvelé, sans cesse renouvelé, que je me plais à créer ? Bien sûr que ça me plait au fond, cette quête insensée, bien sûr que je m’en arrange, bien sûr que l’obsession elle-même a pris le pas sur la raison, que c’est le chemin plus que le terme qui me passionne parce qu’il demeure incompréhensible à la profane que je suis devenue.
Je regarde ma mère avec admiration, comme le contemplatif observe une feuille morte détachée de sa branche et qui flotte au gré du vent, vers un ailleurs condamné qui la fait encore vivre un instant ; par delà sa chute dans la rigole, elle suivra encore un chemin auquel le regard échappera, indépendante, elle ira ailleurs, mutera en autre chose, mais demeurera à jamais dans l’esprit qui a incrusté l’instant. Je scrute et cela me suffit. J’insuffle par la seule volonté un sens à l’insensé, une existence au néant, une originalité au banal. Quelle prétention ! Quelle négligeable suffisance…. Je finirais, à ce rythme à me détester autant que ma mère se déteste, pour lui donner encore raison, parce que cette évidence, que quoi qu’elle fasse et que j’en pense, elle demeure du côté de la raison et moi, pitoyable, de celui de la passion. Faible, aliénée, passionnée de passion…. En quête du besoin inextinguible de voir posé sur moi un regard qui m’oblige.