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néolibéralisme et subordination situationnelle

Publié le 15 octobre 2011 par Deklo

Marina Abramovic - Confession

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On pourrait faire une histoire de la conception de l’intérêt, particulier ou général ; on rencontrerait des choses comme le bien commun, la chose publique, la volonté, particulière ou générale, etc. On pourrait pister leurs effectuations au fil des siècles dans l’histoire des idées. L’observation serait amusante et témoignerait sans doute du contexte politique dans lequel une idée jaillit et des préoccupations qui agitent son temps...

L’idée d’intérêt, particulier ou général, ne vient pas vraiment se poser pendant longtemps. A qui utilise ce qu’on appellera plus tard le bien commun, le four, le moulin du village, la question de savoir ce qui ressort du général ou du particulier n’importe pas. La table médiévale, on l’a vu, n’est pas soucieuse non plus d’une pareille distinction, qui se couvre de mets dans lesquels chacun pioche à sa guise. C’est-à-dire qu’on passe du général au particulier pour revenir au général sans même s’en rendre compte, pour la raison simple que ni l’intérêt général ni celui particulier ne sont clairement établis. En d’autres termes, la question est dédifférenciée.

La distinction commence à se dessiner lentement par exemple au moment où l’on se dote de couverts, sous Louis XIV. Là, on peut voir le mouvement de quelque chose qui fera dire à ce dernier, à l’heure de sa mort, selon le mémorialiste Dangeau : « Je m’en vais, mais l’État demeurera toujours... soyez tous unis et d’accord ; c’est l’union et la force d’un État ». L’État, c’est l’ordre du général, forcément. On commence à distinguer ici le particulier, là le général, mais d’une façon suffisamment vague pour que l’idée ne soit pas venue travailler Louis XIV outre mesure, qui les confondait, on le sait, allègrement.

C’est sans doute dans ce mouvement minutieux de rationalisation, qui aura vu les Lumières, l’administration policière, le naturalisme de Buffon..., des pans entiers de l’activité humaine besogner à s’occuper d’identifier et de différencier les choses, que la distinction particulier/général finira pas s’imposer. Il fallait une obsession morbide pour faire une pareille distinction, on y reviendra.

Dans ce duel particulier/général, l’intérêt particulier d’un homme ou d’un groupe d’hommes a pris les allures du général. Bien avant les Lumières, au moment où il s’est agi de légitimer, de renforcer et d’assurer la continuité du pouvoir des rois mérovingiens, carolingiens, puis capétiens, au début de la féodalité. Là on trouve quelque chose qui fonctionne comme le général, le vasselage qui coagule et fidélise les petits pouvoirs des comtes et la dynastie qui unifie un pouvoir que l’on se serait arraché à la mort d’un roi. Là, on est en pleine survie de mort. A l’autre bout, par les contrats synallagmatiques, on pose forcément la question de l’intérêt particulier, de l’intérêt qu’il y a pour un vassal à se confier à un seigneur.

Mais on a déjà abordé tout cela. L’idée, c’est de remarquer la fabrication artificielle d’une notion de quelque chose de général dans un rapport à quelque chose de particulier qui court les siècles et finit par s’établir sous les Lumières, de voir à quoi a bien pu servir une notion pareille : coaguler le pouvoir d’une mafia. A partir de là, l’organisation humaine vient nier la mort, ça lui offre la possibilité d’une efficacité ahurissante comme ça la voue à la cruauté de ses superstitions. Mais peu importe.

Si on ne peut pas dire, et on ne pourra jamais le dire tout à fait, que l’intérêt général va au-delà de l’intérêt particulier dans l’espace, qu’il parvient à combiner ou à transcender au moins deux intérêts particuliers différents, on peut avancer que l’intérêt général va au-delà des intérêts particuliers dans le temps, qui se maintient après la mort des hommes. C’est bien pourquoi c’est au moment de sa mort que Louis XIV se souvient qu’il y a bien une idée de l’ordre du général qui court et dont on peut finalement peut-être faire quelque chose. Vous pressentez la teinture religieuse de la chose.

Faisons un pas pour revenir aux Lumières. Prenons Rousseau. Alors c’est amusant parce que Rousseau saisit la question du rapport général/particulier sous l’angle de la volonté. On a une volonté générale, qui est différente de la somme ou de la majorité des volontés particulières contrairement à la conception empirique anglaise. Il ne s’agit pas simplement que chacun y trouve son compte, mais se fasse citoyen, animé par de toutes autres préoccupations que ses seuls intérêts particuliers. Le tour de passe-passe est exquis, qui court-circuite et l’arbitraire et l’injustice du pouvoir particulier d’un homme, le roi, qui s’impose au général, et l’égoïsme cynique de la somme des intérêts particuliers, en instituant cette volonté générale qui modifie la nature même de la volonté particulière qui va au-delà, qui peut aller même jusqu’à travailler contre ses intérêts, dont il scelle l’articulation dans sa conception du libre-arbitre. En d’autres termes, aucun individu, pas même un souverain, ne peut avoir en tête ses intérêts particuliers dans la conduite de son action. On a là une conception qui ressemble à quelque chose comme le Surmoi. On retrouve aussi quelque chose de l’ordre de la vassalité, du particulier qui se soumet à la protection de quelque chose qui ne peut plus atteindre le niveau seigneur.

Adam Smith oppose une conception différente de cette relation particulier/général. L’autorité et l’arbitraire d’un gouvernement l’inquiète tout autant que Rousseau : « L'homme d'État qui chercherait à diriger les particuliers dans la route qu'ils ont à tenir pour l'emploi de leurs capitaux, non seulement s'embarrasserait du soin le plus inutile, mais encore il s'arrogerait une autorité qu'il ne serait pas sage de confier, je ne dis pas à un individu, mais à un conseil ou à un sénat, quel qu'il pût être » (Adam Smith, Richesse des Nations, TIV), mais l’idée même de travailler au bien général le répugne : « je n'ai jamais vu que ceux qui aspiraient, dans leurs entreprises de commerce, à travailler pour le bien général, aient fait beaucoup de bonnes choses. » ibid.). On le voit se débarrasser des questions morales ou pseudo-religieuses qui tracassaient encore Rousseau et proposer une combinaison différente du particulier et du général où « chaque individu » « tout en ne cherchant que son intérêt personnel, travaille souvent d'une manière bien plus efficace pour l'intérêt de la société, que s'il avait réellement pour but d'y travailler » (ibid). En somme, pour Adam Smith, la question de l’intérêt général ne peut pas se poser, qui ne peut venir que comme conséquence des intérêts particuliers, tenant en échec ceux qui s’occuperaient de le penser ou de l’organiser. A ce propos, Foucault, dans sa leçon sur la naissance de la biopolitique, insiste : « l’économie ne peut avoir que la vue courte, et s’il y avait un souverain qui prétendait avoir la vue longue, le regard global et totalisant, ce souverain ne verrait jamais que des chimères. L’économie politique dénonce, au milieu du XVIIIe siècle, le paralogisme de la totalisation politique du processus économique. » (M. Foucault, Naissance de la biopolitique, éd. Gallimard-Seuil, pp. 284-285).

  Depuis la vassalité, donc, le problème reste le même, que le curseur se fixe vers quelque chose qui tient de l’ordre du général, par exemple dans le capitalisme d’organisation, le travail à la chaîne qui avale l’individu, ou qu’elles se situent les unes par rapport aux autres, au niveau individuel, par exemple dans le capitalisme d’innovation et de concurrence, qui hallucine les prouesses individuelles. Il nous faut reposer un problème qui n’en finit pas de nous glisser entre les doigts si nous voulons y voir plus clair. Evacuons cette question de voisinage particulier/général, il me semble que nous avons contourner ce problème avec notre mécanisme de puissance, en démontrant que le particulier et le général ne sont qu’affaire de niveaux et que nous avons besoin de penser la dédifférenciation pour concevoir qu’on puisse ne pas atteindre ni le niveau du particulier, ni celui du général. En quelque sorte, la où le structuralisme achevait de les emboîter l’un dans l’autre, de les mettre en abîme, nous les déboîtons, précisément nous considérons que leur question ne se pose pas. Reste la question de l’intérêt, indifféremment général ou particulier, qui insiste encore. Mon idée est simple : la notion d’intérêt est une mystification rationaliste de subordination situationnelle.

  Mais je vais prendre les choses autrement, si nous voulons avancer... C’est le rapport d’un corps aux corps qui l’entourent, qu’on appellera par exemple société ou autre, qui se donne à voir et à penser dans toutes ces questions. On peut épingler, en grossissant un peu le trait, dans ce voisinage, deux paradigmes :

Celui dans lequel s’inscrit Rousseau, mais aussi déjà l’Art de la Renaissance ou encore les Etats policiers – le regroupement est cruel –, ou bien même le Structuralisme, etc. à savoir un rapport situationnel d’un Tout et de ses parties, que Marx et Engels en le prenant sous l’angle des classes dans l’idéologie allemande, décrivent ainsi : « Les individus isolés ne forment une classe que pour autant qu'ils doivent mener une lutte commune contre une autre classe ; pour le reste, ils se retrouvent ennemis dans la concurrence. Par ailleurs, la classe devient à son tour indépendante à l'égard des individus, de sorte que ces derniers trouvent leurs conditions de vie établies d'avance, reçoivent de leur classe, toute tracée, leur position dans la vie et du même coup leur développement personnel; ils sont subordonnés à leur classe. »  Je crois avoir déjà beaucoup décrit ce rapport situationnel, dont Marx et Engels pointent toute l’absurdité, la subordination comminatoire existentielle qui sonne comme une malédiction.

Et celui, déterritorialisé, que l’on retrouve chez Adam Smith, dans toutes les théories libérales, dans les mécanismes des marchés financiers, dans l’Art contemporain ou dans l’Internet, etc. où ce qui n’est plus une partie situe en se situant ce qui n’est plus une autre partie, mais une zone de production de situation.

  Dans sa Naissance de la Biopolitique, Foucault décrit ces mêmes paradigmes, en opposant ici un sujet de droit, là un homo oeconomicus, en ces termes : « le sujet de droit s’intègre à l’ensemble des autres sujets de droit par une dialectique de la renonciation à ses propres droits ou du transfert de ces droits à quelqu’un d’autre, alors que l’homo oeconomicus, lui, s’intègre à l’ensemble dont il fait partie, à l’ensemble économique non pas par un transfert, une soustraction, une dialectique de la renonciation, mais par une dialectique de la multiplication spontanée. » (pp. 295-296). On retrouve cette opposition entre deux paradigmes de société partout, vous voyez, et certainement parce qu’elle est commode. Elle permet de décrire des mécanismes à l’œuvre par exemple dans un État totalitaire communiste ici ou dans une société néolibérale là, etc. Elle n’en est pour autant pas moins parfaitement artificielle est trompeuse. 

  Si la subordination comminatoire situationnelle saute aux yeux dans le paradigme totalitaire, je ne peux pas ne pas la voir à l’œuvre avec la même brutalité dans le paradigme déterritorialisé et rhizomatique du néolibéralisme. Mesurez l’extravagance qu’il y a pour nous à observer des mécanismes travailler qui ressemblent à s’y méprendre au jeu foisonnant de mycorhizes dédifférenciées mais qui au contraire sont des machines à fabriquer des micro-totalités fascistes. Nous sommes au cœur de ce qui nous pose un sacré problème avec le néolibéralisme capitaliste ; ce modèle qui nous vient des tressaillements écœurés allemands à la fin du 3e Reich, de l’obsession états-unienne contre le communisme et qui nous vient aussi des négriers du sud des Etats-Unis. Il fallait bien l’aborder un jour.

 Ce ne sont pas les mécanismes de ce que Foucault appelle « une dialectique de la multiplication spontanée » qui sont faits pour nous contrariés, mais bien le mode opérationnel de ces mécanismes qui produisent indéfiniment des micro-identités/différences rationalistes. Et le fait que ces identités/différences soient atomiques et démultipliées, ne change pas la nature de rapports situationnels, qui pour méconnaissables qu’ils sont, sont les mêmes que dans un État dit totalitaire –  A propos de la TAZ, je disais : temporaire, c’est déjà trop long... –. L’intérêt est une identité/différence comminatoire. Qu’il soit de classe ou individuel n’y change rien, il est de toute façon une malédiction aliénante. Individualiser, atomiser et multiplier l’intérêt, ce n’est pas supprimer l’aliénation, c’est la démultiplier. C’est la notion même d’intérêt qu’il faut pulvériser. Ce qui fait buter ces paradigmes, celui totalitaire ou celui néolibéral, c’est que la puissance ne peut pas atteindre et s’installer, même temporairement, au niveau de quelque chose comme l’intérêt. Regardez cette indépendance que prend, selon Marx et Engels, la classe qui finit par mettre au pas les individus, on retrouve le même mécanisme au niveau néolibéral : ici les individus sont subordonnés à leur classe, là à leur individualité, et même à des atomes fugaces, évanouissants, d’identité/différence. Le rapport situationnel va plus loin qui subordonne par le fait même de mettre en rapport. Précisément, je parle d’identités/différences par commodité, mais, on reste en-deça, au niveau fuyant et paranoïaque des identifications/différenciations, je répète : des zones de production de situation... comment dire... moléculaires par exemple. Le mécanisme tourne à vide : production délirante hydroponique, micro-survies-de-mort atomisées, aliénation déterritorialisée... Le néolibéralisme singe quelque chose qui aurait les allures de la liberté mais n’en serait pas moins une aliénation brutale et implacable.


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