L'Odyssée de l'avenir

Publié le 18 octobre 2011 par Voilacestdit


Je reviens dans ce billet sur la question de la "narration comme projet dans une société post-énergies fossiles" traitée au cours de la table ronde de la 6ième Idea's Day de Minatec à Grenoble, qui m'a laissé, pour reprendre une expression de Rilke, quelque part dans l'inachevé.
La narration, dans l'histoire, se rapporte à des faits passés. L'Odyssée, pour prendre cet exemple, est le récit magnifique des aventures d'Ulysse à la suite de la prise de Troie, des épreuves que traverse le héros avant d'atteindre le rivage de sa chère Ithaque, avant son retour dans sa patrie et son triomphe sur les prétendants de Pénélope. Ces faits-là sont indéfiniment racontés et chantés par d'anonymes aèdes [l'équivalent de nos bardes en quelque sorte] jusqu'à ce que Homère leur donne la forme écrite que nous leur connaissons. On raconte le passé glorieux et, ce faisant, on réactive indéfiniment la flamme intérieure, l'énergie présente des écoutants qui se nourrit du mythe fondateur.
Ce qui a été a été : nul moyen d'échapper à cela. Ce n'est pas le fait qui est "re-présenté", ramené dans le présent, mais l'énergie qu'il porte inséré, enchâssé qu'il est dans le mythe, qui est réactivée. On peut donc raconter des faits passés et tirer de cette narration de l'énergie pour la vie présente et à venir.
Mais la narration comme projet qui guiderait nos pas vers une société à venir ? En fait de "narration" on "se raconte bien des histoires" pour ne pas croire ce que nous savons... Ce n'est pas une nouveauté. On sait que nous allons dans le mur, on sait que les activités prométhéennes de l'homme conduisent à une catastrophe planétaire, on sait que la Terre se meurt... et nous continuons de vivre dans l'illusion d'un monde infini et dans l'obsession de la croissance. On sait que l'Homme est l'espèce qui, ayant modifié l'atmosphère, ayant modifié l'hydrosphère, ayant  modifié la lithosphère... est devenue le danger pour la survie des autres espèces. Mais on ne veut pas savoir.
Cela s'étend à toutes les modifications importantes dans la société. Le pétrole, disait Étienne Klein, a complètement "colonisé" nos imaginaires. Comment créer une rupture ? Comment se rendre capables de raconter autre chose que des récits qui nous "racontent des histoires" pour étayer notre "bonne" conscience - alors que notre réelle conscience devrait être tragique.
Comment raconter l'Odyssée du futur ? De quoi devrait être composée l'Odyssée du futur ? Luc Jacquet mise sur l'émotion. Théodore Zeldin met en garde : l'émotion ne suffit pas ; il faut de la pensée aussi. Et certes, émotion et pensée ne jouent pas sur le même registre.
L' "é-motion", c'est littéralement "ce qui met en mouvement". Il faut décoller, il faut décrocher du pesant, du lourd, du côté "glébeux" de l'homme, installé dans ses certitudes. Il faut décrocher de la culture prométhéenne, des suffisances de l'homme ingénieur, pionnier, urbaniste, de l'utilitarisme des sociétés industrielles contemporaines, de cette prétention à dominer la nature, d'imposer son empreinte sans souci des dégâts collatéraux, de la rupture des grands équilibres écologiques.
Qu'est-ce qui peut opérer ce décrochage ? L'émotion, la poésie ! On l'a oublié : "poésie" vient du verbe grec poïeîn, "créer". L'émotion met en route, la poésie crée.
Il faut dire l'absurdité de notre monde prométhéen, il faut dire l'absurdité des tours de Dubaî, plantées en plein désert, labélisées "environnementales" parce qu'on y a utilisé les dernières techniques d'économie d'énergie et de récupération des eaux !!!
Dire l'absurdité et, partant, faire rêver d'autre chose, d'un autre monde qui ne marche pas sur la tête, d'un autre monde où l'Homme n'est pas "au-dessus" mais, comme vivant, part intégrante du système Terre.
Julien Huxley avait cette image : La Terre n'est pas un simple socle sur lequel l'Homme a été placé comme une statue, elle est plutôt une tige géante dont l'Homme constitue la fleur.
Un récit poétique, une Odyssée de l'avenir ? Teilhard de Chardin a ouvert une voie. Son essai sur Le Phénomène humain - ce grand récit à la fois scientifique et lyrique  nous enchante, et nous donne à penser. Il nous donne à penser nos réels liens avec la Terre - notre destinée en somme.
Que fait le poète sinon parler, écrire, changer les choses par les mots ? Le monde change par la poésie, parce qu'elle redonne au langage sa plasticité, d'où a jailli le sens. La poésie est le répondant de la pensée, car la pensée recueille le sens, et la poésie le déploie.

Entre elles deux, pensée et poésie, règne une parenté profondément retirée, parce que toutes deux s'adonnent au service du langage et se prodiguent pour lui. Entre elles deux pourtant persiste en même temps un abîme profond, car elles demeurent sur les monts les plus séparés.

                                           Martin Heidegger, Questions II