LE 19 OCTOBRE 1977
Le 19 octobre 1977, ces deux mots et ces chiffres, qui composent une date passée depuis un an et demi approximativement, ont fonction d’intituler un singulier récit de Bernard Noël qui vient de paraitre et à propos duquel je voudrais d’abord citer un vers du poète mexicain Homero Aridjis, récemment tombé sous mes yeux. Celui-ci :
Le mot qui nomme ne révèle pas ni ne dissimule.
Car (mais je peux me tromper) il me semble que le secret propos de l’auteur du 19 octobre est avant tout de faire un livre pour nommer sans rien révéler ni rien dissimuler, tâche ou caprice où je crois apercevoir, à l’égard de soi-même et à celui des lecteurs, beaucoup d’héroïsme et un peu de perversité, choses qui, bien entendu, ont tout pour me plaire… Mais avant d’essayer de parler du 19 octobre, ne serait-il pas temps de parler de l’auteur, justement ?
J’ai rencontré Bernard Noël il y a treize ou quatorze ans, et j’ai pour cet homme incomparablement intelligent et touchant une très grande amitié, quoique je le voie très rarement et que je ne puisse me vanter de le connaître vraiment, à cause d’une sorte d’écran tendu entre nous par sa timidité et ma timidité, qui ne sont pas des timidités médiocres. Ce dont je puis me vanter, en revanche, est de bien connaître toute son œuvre et de l’admirer passionnément. Venait-il me voir quand j’habitais encore au 11 de la rue Payenne, les mots qu’il jetait entre nous comme des mots perdus, je me le rappelle, faisaient naître une étrange atmosphère de gêne où je crois qu’il se sentait bien et où je ne me sentais pas mal. Alors il me donnait à lire les manuscrits de ces merveilleux poèmes publiés plus tard, en 1967, sous le titre collectif de La face de silence. Poèmes qui n’ont pas cessé d’être pour moi le don essentiel de la poésie de langue française en ces quinze ou vingt dernières années. Car Noël à mes yeux est un très grand poète avant toutes choses ; car tous ses livres, essais ou récits tant qu’on veut, sont poésie, comme je crois que sont tous les livres de Mallarmé, dont un écho s’entend toujours dans ce qu’il écrit, lui, ce qui n’est pas la moindre raison du bonheur que je trouve à le lire. Du premier livre, Les yeux chimères (1955) de Noël, la première ligne est :
Je dormirai des morts très lentes
Depuis près de vingt-cinq ans, il ne me semble pas que Bernard Noël se soit éloigné de la (sa) mort, qui nourrit son langage d’une espèce de musique blanche qui est peut-être une simple variation sur une base de silence. Les mots font le reste, tout le reste, qui est la vie, et si un sexe de femme parfois s’oppose (ou s’allie) à la mort et lui dit « mon œil », c’est le fait d’une illumination qui m’est trop familière pour que je veuille en parler. Blanche comme la mort, la neige tombe et retombe en blancs flocons épars qui font un langage pareil à celui que nous ne cessons d’entendre dès que l’envie nous prend de sortir de (chez) nous et qui est l’apparence que prend pour nous la simple vie des hommes et des femmes. Cette neige de mots disjoints qui nous éloigne autant qu’elle nous rapproche de la mort, eh bien, n’est-ce pas ce que d’aucuns nomment « l’actualité », n’est-ce pas le voile d’espèce cabalistique qui ne révèle pas plus qu’il ne dissimule Le 19 octobre 1977 ?
Ce jour-là, donc, sur les quais, un « personnage de récit » qui s’exprime à la première personne et qui évoque assez l’auteur pour que je l’appelle B.N. ouvre un livre à la reliure aveugle dont s’échappe une photographie qui un instant le bouleverse sans que vraiment il l’ait vue et pour laquelle il achète le livre. Puis B.N. s’en va dans le présent qui tourbillonne, confuse actualité, flocons légers d’amitié ou d’amour, d’humour et d’érotisme, de labeur et de paresse, de politique et d’histoire, flocons qui sont sa (notre) vie, fleurie parfois d’un sexe nu, tourmentée par l’annonce de la torture ou de la mort des autres, en attendant ce que nous ne savons que trop… Le livre où est la photo, B.N. l’a scellé de bandelettes de papier.
Un an plus tard, le 19 octobre 1978, B.N. reçoit d’une amie un paquet qui contient le récit fatidique de Maurice Blanchot, L’arrêt de mort, dont il relit quelques pages. Avec une sorte de colère, alors, il prend le livre qui attendait depuis douze mois d’être découvert et rompt les sceaux. Il s’agit d’Arrêt de mort, roman de Vicki Baum, et des pages exagérément romancées jaillit la terrible image, photo d’un corps fracassé, mutilé probablement, une femme : Carmen Juana Cisneros, que fallecio en octubre. Que pour B.N. cette photo prenne l’importance que pour Georges Bataille eut celle du supplicié chinois que l’on sait, je crois le comprendre et ne m’étonne pas des pages d’autodestruction qui suivent, jusqu’à la rencontre de B.N. avec une sorte de putain qui l’emmènera un peu plus tard dans une étrange maison de plaisir où d’étranges convives attendent que l’on trépane pour eux un vivant « mandarin » dont ils mangeront dans le crâne la cervelle toute vive… Décervelage d’intellectuel, dont l’origine pourrait remonter à une certaine histoire de singe contemporaine du Jardin des supplices, opération inquiétante pour les méninges de l’auteur, non moins que pour celles du lecteur. « Après tout, dit la pute en dégustant, les morts nous doivent la vie. »
Par l’intermédiaire d’un professeur de philosophie et de quelques souvenirs culturels, B.N. piège à nouveau son lecteur et le fait rentrer dans l’érotisme, c’est-à-dire dans le vestibule de la mort. Une porte ; une clé ; une chambre ; un lit. Une fille nue qui s’écarte au-dessus du visage de l’auteur. « Je vois l’âme de ton sexe », dit celui-là. Et il meurt.
« Tout livre, ai-je dit naguère, est une rêverie coulée dans les formes d’un style ». En fait de style, en fait de rêverie, Bernard Noël est aujourd’hui parvenu à un si haut degré qu’il nous exalte au point sublime. N’ai-je pas mangé, avec lui, le mandarin ? Je croirais que oui et serais un goujat si je ne lui en rendais grâce !
André Pieyre de Mandiargues, Ultime belvédère, Fata Morgana, 2002, pp. 27-28-29-30.
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