COMPLÈTEMENT FAUCHÉ
22 octobre.― Je pense à nouveau au suicide.
Les soucis financiers, si accablants soient-ils, sont-ils une raison suffisamment impérative pour justifier ce geste définitif ? Je pense…que oui, dans un certain sens. Pas seulement comme « symptôme » (mettant radicalement et irréfutablement en lumière une impuissance et une solitude extrêmes), mais avant tout à cause des lourdes conséquences directes que cela entraîne. Je considère que c’est une humiliation insupportable de devoir courir les rues comme un Parnassien, simplement parce que je n’ai pas d’argent pour me faire couper les cheveux. Demain, ce sera un jour supplémentaire sans véritable repas ; avec de longues réflexions pour savoir si je peux me permettre le métro et un journal… Je serais mort de faim, hier et aujourd’hui si Johnny n’avait porté mon costume marron au mont-de-piété (d’où Tomski était allé me le rechercher quelques jours plus tôt : poussé à cet acte magnanime par ma lettre « de chantage »…).
Je n’aurais jamais cru que des soucis aussi mesquins puissent jamais m’achever. (Ou n’est-ce qu’un prétexte pour rationnaliser une tristesse dont l’origine est plus profonde et plus irrationnelle ?)…… J’essaie malgré tout de travailler et suis en effet parvenu à achever l’article pour Tomorrow sur la « Germany’s Education » (un sujet assez sombre pour inciter les plus joyeux de mes semblables à penser au suicide…).
Ce soir, j’essaie aussi d’apprécier le concert (de Bruno Walter au Carnegie Hall. Je suis ému par la grandeur familière de l’ouverture de Léonore ― le morceau préféré d’Erika… ; il y a de beaux moments dans la première symphonie de Mahler, particulièrement dans le deuxième mouvement).
Voilà, et Carson McCullers m’a appelé pour me dire quelque chose de gentil sur mon style et j’ai essayé d’être gentil également. Mais quand je parle aux gens, je me fais l’effet d’un acteur qui joue un rôle. Je suis dévoré par la tristesse et la solitude. Et pourquoi ne devrais-je pas profiter de cette monstrueuse isolation ? Puisque manifestement personne ne semble prêt à m’aider ou capable de le faire, personne n’a le droit de s’immiscer dans mes désirs de mort.
(Mais tout en écrivant cela, je sens que je ne le ferai pas. Pas cette nuit. Probablement pas. Mais pourquoi pas ? Je sais que Dieu me le pardonnerait. Aucun de ceux qui m’aiment ne le désapprouverait, si je le faisais …)
(Je continue à écrire parce que j’ai peur de la décision que je devrai prendre dès que j’aurai arrêté. Je hais la pensée de devoir vivre encore un jour, ou encore une semaine, ou encore un an. Mais je n’aime pas non plus la pensée de mourir ainsi dans la misère. Je n’ai pas même les moyens de me donner la mort d’une manière agréable. Ainsi, c’est peut-être la pauvreté qui me retient finalement de le faire ?)
Klaus Mann, Journal, Les années d’exil 1937-1949, Éditions Grasset, Le Livre de Poche, Collection biblio, 1998, pp. 338-339. Choix et traduction de l’allemand par Pierre-François Kaempf et Frédéric Weinman.
■ Klaus Mann
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