Des vieux oncles squelettiques et des cachous

Publié le 27 février 2008 par Anaïs Valente
C’était encore un rituel annuel que j’exécrais : rendre visite à la famille de « nuuuuuuuuuuuut » (le nom du village a été expressément remplacé pour préserver l’anonymat des protagonistes).
Dans ma tête d’enfant, ces visites étaient d’une sinistrose extrême.  Tout était démesuré.
L’endroit me semblait à l’autre bout de la terre, triste et sordide.  C’était un restaurant, mais dans mes souvenirs, nous n’y mangions point (je me trompe sans doute, mais je ne garde aucun souvenir d’un quelconque repas).  Nous allions directement dans le fond de l’établissement, où se trouvait un salon enfumé, une pièce interdite au public, sans fenêtre, sombre, ornée de vieux rideaux en velours foncé.  Ambiance film d’horreur.  Là, se trouvait, avachi dans son fauteuil, un vieil oncle très éloigné (j’ignore d’ailleurs si j’avais un quelconque lien de sang avec lui), dont je n’ai bien sûr pas souvenance du prénom.  Il était maigre comme une branche d’arbre séchée, et tellement ridé que son visage ne ressemblait plus à un visage et que ses mains ne ressemblaient plus à des mains.  Elles étaient maigres et tordues, avec une peau fripée et des veines toutes bleus prêtes à exploser.  
Au bout de ces mains, une boite de cachous.  Toujours.  Chaque année.  J’appelle ça des cachous, mais c’était plutôt des bonbons anisés, petits, noirs, surmontés d’une croix.  Et chaque année, il tendait sa petite boîte pour me donner un cachou.  Et chaque année, j’en prenais un.  Cet homme devait être quelqu’un de gentil, pour qui une visite enfantine mettait un peu de joie, peut-être, dans une vie morne, mais il me faisait une peur bleue.  Il me présentait toujours si gentiment ses bonbons, mais dans ma tête d’enfant, je le prenais pour un mort-vivant.  Je me demande même si je ne devais pas m’installer sur ses genoux, argh, j’en frémis d’horreur.  D’année en année, il était toujours là, dans son fauteuil, avec ses cachous.  A croire qu’il n’en bougeait jamais, que ce fauteuil était en fait une chaise percée sur laquelle il passait sa vie en permanence.
A côté de lui, un perroquet.  Dans sa grande cage arrondie.  Coco.  Prénom original.  Seule note colorée dans cette ambiance famille Adams.  Coco, paraît qu’on couvrait sa cage pour qu’il la ferme (dixit môman avec qui j’ai discuté tantes poilues et tontons cachous hier, vous le savez).
Et dans la pièce d’à côté, les cuisines.  Cuisines dont je n’ai gardé qu’un seul souvenir : les discussions sur les tombes à aller « visiter ».  Chaque année.  Des tombes d’illustres inconnus devant lesquelles j’étais censée me recueillir, en bonne petite chrétienne.  Ce que je ne faisais pas.  Cependant, une de ces tombes me traumatisait chaque année.  Celle d’un bébé.  Un bébé de la famille de Monsieur Cachou.  Mort dans ses premiers jours d’existence.  Etouffé dans son berceau, faute d’avoir fait son rôt.  Peut-être une mort subite du nourrisson, dont on ne parlait pas à l’époque.  Un bébé mort, pour l’enfant que j’étais, c’était l’horreur et le drame incommensurable.
J’en ai gardé une obsession des rôts pour les bébés (tout bébé qui passe entre mes mains a intérêt à roter vite, sinon pas de dodo), une aversion pour les petits vieux qui offrent cachous et une haine des visites de tombes.
Je ne visite jamais aucune tombe.  Jamais.  Parce que je n’ai point besoin d’être devant un bout de marbre pour penser à ceux qui me manquent.  Tant.  De plus en plus.  Et pour toujours.  Je me tourne vers mon cœur, et je pense à eux.  Tout simplement.  A n’importe quel instant.   

Une image issue des studios Pixar, totalement représentative, et qui m’a soudainement fait me rappeler le prénom de ce Tonton Cachou… comme quoi les souvenirs ne demandent parfois qu’à remonter, bigre, je vais en cauchemarder, c’est sûr.