Le spectacle d’une eau courante ne peut se soutenir longtemps : les noyés en témoignent. Immuable lit, écoulement perpétuel, irréversible pente. Voilà ce que je suis, de toute mémoire et à jamais. Repassez dans mille ans, vous m’y trouverez. On peut me détourner ici, me barrer là, me recouvrir ailleurs ; je peux faire mine de plonger aux Enfers, d’aller laver les écuries d’Augias : vous me reverrez plus bas, tel qu’en moi-même toujours la physique me détermine.
L’entretien d’une eau close est plus gratifiant. Les nénuphars lancent à la diable les assiettes plates de leurs feuilles sur la nappe froissée du bassin. Des poissons rouges montent y happer les miettes. Ce mètre cube est leur monde, avec l’équivalent de ciel au-dessus. L’apparition de ma silhouette est le signal inopiné de leur Providence. Je suis le dieu des cyprins, dieu terrible dont la main peut leur vider l’eau trouble, les saisir dans la vase, les enlever en l’air jusqu’au purgatoire d’un bocal ; mais dieu de grâce quand ma main les rend à l’eau claire du bassin nettoyé.
La contemplation d’une eau sans bords rend bête. « Homme inepte, toujours tu chériras la mer. » Symbole d’infini pour midinettes et d’éphémère pour châteaux de sable, la grande bleue sent vite l’ambre solaire et le plateau de crustacés. C’est comme le feu dans la cheminée, qui porte un quart d’heure à la rêverie noble, puis on brûle d’y griller des saucisses. La mer qu’on voit danser nous ressert en postillonnant sa rengaine : « J’en a vu des naufrages ! englouti des galions ! » Vous haussez les épaules et ça la vexe : elle se retire au large, jusqu’à demain car rien ne lui sert de leçon. À vous non plus.