Mon cher Victor, Comme le disait justement Mdame Rosa, je vais me transformer, pour la conversation d'aujourd'hui, en sociologue. Enfin, "sociologue" est un bien grand mot, j'imagine que nous aurons une fois de plus une conversation au raz des pâquerettes. Comme tu y vas... Qu'elles ne soient pas d'un haut niveau intellectuel, je le concède tout à fait, mais enfin, elles ne sont pas non plus vides de sens ! Bon, bon, bon... Passons, passons... Alors sur quoi portera notre discussion philosophique ?
Je t'avais déjà parlé, Victor, de ma passion pour le chant. Oui, bien sûr... C'était ce jour-là , je crois et puis d'autres encore, mais je ne peux pas me souvenir précisément de toutes les conversations où nous l'avons évoquée ! T'avais-je confié que j'étais plusieurs fois montée sur scène ? Euh... Jocker ! J'ai la mémoire qui flanche ! C'est sans importance aucune. En fait, si je t'aiguille là-dessus, c'est parce que j'ai chanté en bas des pistes de ski. Chanté en bas des pistes de ski ?! Tout à fait mon cher !
C'était après une longue séance de virages serrés sur des pistes rouges. Au loin, une musique. Avec ma fougue de skieuse impétueuse, j'approche d'un bistrot en bas des pistes, avec transats et... Groupe de rock sur le côté ! Comme à chaque fois que suis face à de la musique live, je gesticule, m'excite, mes yeux n'ont d'yeux que pour la chanteuse que je tuerais volontiers pour prendre sa place. Toute notre petite bande (morcelée, neuf au lieu de onze ce matin-là) prend place sur les transat et je suis incapable de participer à la conversation tellement je suis obsédée par ce groupe. Je veux chanter, je veux chanter, je veux chanter. Et alors ? J'y suis allée au culot. J'ai été voir la chanteuse et j'ai demandé si je pouvais chanter un morceau. Elle a accepté ? Oui. Et pour la première fois de ma vie, j'ai chanté dans un groupe, avec un bonheur énorme. Une éternité que je n'avais pas chanté dans un micro. Et bon sang de bois, cela m'avait manqué ! Et la réaction du public ? Bonne, mais ce n'est pas là-dessus que je voulais m'arrêter. Je voulais parler de la réaction de ma bande. Ah...
Quand je suis retournée m'asseoir sur mon transat, j'ai vu que quelque chose avait changé dans le regard des autres. Ces huit personnes, que je ne connaissais pas bien, et qui ne me connaissaient pas bien non plus, avaient sur moi un regard neuf, me portaient soudain de l'intérêt. Dans leurs yeux, je lisais l'estime et l'admiration, ce que je n'avais pas décelé un seul instant durant les trois jours précédents. Et c'est toujours pareil, malheureusement... Je ne te suis pas, Mirabelle. A l'écart d'une scène, et surtout dans un grand groupe, je suis quelqu'un de très timide. Certains me qualifieraient même d'"effacée". C'est toujours pareil. Dans un grand groupe, je me tais souvent ou quand j'ose prendre la parole, c'est pour m'apercevoir que d'autres ont parlé plus fort que moi et qu'on ne m'a pas écoutée. C'est toujours pareil.
Et puis un beau jour, si par le plus grand des hasards je prends un micro et me mets à chanter, je peux être sûre que je ne serais plus la petite Mirabelle discrète et silencieuse. Non. A partir du moment où j'ai donné de la voix, les gens commencent à m'apprécier et à me regarder. Humm, je vois ce que tu veux dire... Oh, je ne m'en plains pas. C'est juste que parfois, j'aimerais qu'on ait envie de me connaître pour ma personne, et pas seulement parce que je sais chanter. C'est si prévisible... Quand je suis retournée m'asseoir, j'ai eu droit (à mon plus grand plaisir, je l'avoue) à des tonnes de compliments, à des tas de questions ("Comment as-tu appris à chanter comme ça ?", "Tu n'as jamais pensé à faire chanteuse ?" etc.) et j'ai enfin existé. Le soir, une fois rentrés au châlet, il a fallu expliquer aux deux absents comment j'avais osé aller vers le groupe, pris possession de la scène, fait corps avec la chanson. Ce n'était sans doute pas pour te déplaire, si ? Bien sûr que cela m'a plu. C'est juste que j'aurais aimé exister grâce à autre chose.
Bref. Tout ça pour te dire que je n'ai plus du tout eu, pour le reste de la semaine, à essayer de m'imposer pour qu'on m'écoute. On m'a demandé mon avis, souvent, sur des tas de choses. Comme si chanter me donnait une crédibilité, un respect, que je n'avais pas gagné auparavant. Ce qui est complètement stupide... Oui, ça l'est. Mais c'est ainsi que fonctionnent naturellement les gens. Si on veut exister, il faut se démarquer. Bon, bien sûr, après ça, j'ai été étiquetée "chanteuse" pendant le reste de la semaine. Au risque de n'être plus que ça... Mais enfin j'avais gagné l'estime de tous, même si je suis un peu déçue d'y être parvenue ainsi. Dans mon esprit, une question subsiste, une question qui n'en est pas vraiment une : comment se serait déroulée le reste de la semaine si je n'avais pas osé aller vers ce groupe de rock ?