Dans mes bras

Publié le 21 octobre 2011 par Madamebine @madamebine

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Vous allez penser que je passe mon temps à épier le monde, mais je vous jure que c’est faux. Ou si c’est vrai, à tout le moins, le monde court après. Sans farce, j’ai l’impression que les gens attendent que je passe devant eux pour vivre les meilleurs épisodes leur vie dans ma face. Des fois c’est drôle, des fois c’est gênant, pis des petites fois, c’est beau.

À l’épicerie aujourd’hui, j’ai vu quelque chose que je reverrai sans doute jamais. Je sais pas si c’est juste moi, si c’est juste à mon épicerie que c’est de même, mais j’ai vraiment l’impression que le théâtre de la vie, la vraie, il est au Marché Tradition, coin Molson et Jean-Talon.

Je niaisais dans le comptoir des viandes froides à essayer de nous trouver le jambon à sandwiches le moins artificiel possible et j’entendais la bouchère jaser avec une madame qui lui passait sa commande:
- 200g de mortadelle le plus mince possible s’il vous plaît.
- Comme presque éffiloché?
- Ouin. Mon gars, il est un fan de mortadelle.

Je tripotte sans conviction des paquets de simili-viande emballée et j’écoute. Je me demande si j’ai déjà mangé ça de la mortadelle. Ça sonne comme un champignon toxique.

- Ah oui? C’est ben le fun, ça! En avez-vous d’autres enfants?
- Non. Ben. J’en ai eu un autre, mais je l’ai perdu à la naissance.

Je lève la tête.
La circulation dans l’allée me coupe soudainement de leur conversation. Je choisis vite mon jambon (j’y vais au look écolo de l’étiquette – 5 piastres pour un petit motton de jambon qui ressemble à un kleenex fripé) et je me rapproche de la scène, avec mon air professionnel de fille préoccupée par autre chose. J’arrive à leur hauteur et c’est là que je vois la bouchère sortir de derrière son comptoir et prendre sa cliente dans ses bras. Comme ça. Naturellement. Moi je suis là, avec mon petit paquet de jambon sans sulfite pis ma laitue romaine pis je les regarde discrètement. La bouchère avec son sarrau taché, ses runnings shoes déformés, ses jambes courtes pis sa voix forte, la bouchère qui a toujours l’air d’être à boute de toute serre dans ses gros bras la madame au mortadelle et à l’enfant mort-né. C’est une longue accolade de femmes, pleine de compassion, de spontanéité et de tendresse et ça a lieu là, au milieu de l’allée, devant moi et une pile de gâteaux forêt noire.

Ça a duré 15 secondes. Après ça, la bouchère est retournée derrière son comptoir, les deux femmes ont continué de jaser au-dessus des cylindres et des prismes rectangulaires de viande et moi je suis partie, lentement, l’oreille tendue. La dernière chose que j’ai pu capter, c’est la cliente qui disait: « Eille, à l’hôpital, ils parlaient de mon foetus, toi! Je vas te dire de quoi, quand il pèse 10 livres pis que tu l’accouches, vivant ou mort, c’est un bébé, pas un foetus! »
On est tous d’accord là-dessus.

Je sais pas pourquoi il y a des bébés qui meurent comme ça, cruellement, sans explication, à peine sortis du ventre de leur mère. Et je sais pas où ces femmes-là puisent leur force pour continuer à respirer après. Ce sont des survivantes qui méritent toute la tendresse du monde.
Mais j’ai quand même quitté l’épicerie en me demandant si la bouchère avait pas exagéré. Je me disais que sa familiarité était peut-être déplacée, que le comptoir à viande donnait peut-être juste ce qu’il fallait de distance pour que les confidences aient lieu et que c’était parfait comme ça. Puis j’ai pensé deux secondes à tout ce qui passait d’affreux sur la planète et je me suis dit que finalement, dans un monde où les peuples se font exploser les uns les autres, où la politique est un cirque et où la vie est si fragile, que les bouchères prennent le temps de serrer leurs clientes dans leurs bras, une petite fois de temps en temps, c’était peut-être pas un luxe.

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Dix minutes plus tard, en entrant dans la cuisine, je suis tombée sur ceci:
Monsieur Bine avait ouvert un avocat avec une technique toute particulière. Ça, ça te change les idées!

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