Sur L’Astrée

Publié le 28 février 2008 par Lauravanelcoytte

Jean-Yves Vialleton

Tony Gheeraert, Saturne aux deux visages. Introduction à L’Astrée d’Honoré d’Urfé, Rouen, Publications des Universités de Rouen et du Havre, 2006, coll. « Cours/Littérature ».

On trouvera dans ce livre un panorama organisé de différentes lectures de L’Astrée. Le roman doit être resitué dans le genre pastoral : rêverie sur un âge d’or, mais sur fond de mélancolie (chapitre 2 et titre du livre). Il doit l’être aussi dans un contexte historique et idéologique (retour à la paix sous le règne du premier Bourbon, promotion de nouvelles valeurs sociales), qui donne tout son sens au cadre gaulois et à la représentation de l’ancienne chevalerie (chapitres 3 et 4). Une place importante doit être bien sûr faite aux questions posées par les représentations de l’amour (chapitre 5). Mais la question la plus fondamentale, parce que la plus troublante, est posée par l’importance donnée dans le roman à l’illusion et à l’ambiguïté des signes (chapitres 6 et 7). Le livre de Tony Gheeraert offre aussi une notice sur Urfé (chapitre 1), un aperçu de la fortune de L’Astrée (chapitre 8 et dernier), une « bibliographie sélective » et même quelques textes choisis. Il se présente en effet modestement comme un cours d’introduction à L’Astrée et, du genre dans lequel il s’inscrit, il a toutes les qualités de densité et de clarté, qui rendent ridicule la tentative d’en donner un résumé. Mais il offre bien plus que cela. Il y a d’abord l’effet d’intelligence que seule produit une synthèse, et qui fait regretter qu’on ne dispose pas sur bien d’autres œuvres et auteurs de tels ouvrages offrant commodément « l’état de la question ». Il y a ensuite une lecture personnelle de l’œuvre qui organise le panorama critique et donne à l’ensemble comme un sombre glacis : le livre s’inscrit en effet dans le fil des études qui voient l’univers de ce roman comme un « paradis désespéré », reflet de la crise de l’âge baroque.

À propos de L’Astrée existent deux questions irritantes et fascinantes à la fois, en ce qu’elles impliquent des questions plus larges de théorie de la littérature, comme disent les auteurs anglo-saxons. La première concerne la « philosophie d’Urfé ». Le néo-platonisme a longtemps été donné comme la clé philosophique du roman (thèse de Maxime Gaume sur les sources de l’œuvre d’Urfé) : cette affirmation est encore reçue comme une évidence par certains, mais elles donnent lieu à des discussions (voir page 886-92 et note 4 de la page 88). La deuxième question porte sur la valeur à donner aux suites et fins publiées après la mort de l’auteur. On s’accordait à faire confiance à la fin du roman donnée par Baro. Le livre signale que cette hypothèse est aujourd’hui remise en question (Eglal Henein), mais il la retient dans la lecture qu’il propose (p. 18, p. 164-177). Tout se passe comme si lire L’Astrée, c’était donc inventer au roman la fin qui lui manque, ce « point final » (Paul Ricœur) par lequel le sens se construit, même si ce sens ne devait être que la révélation de la « faillite du sens ».

Ce livre a le bonheur d’ouvrir une période qui ne pourra pas manquer de remettre sur le devant de la scène dix-septièmiste le roman d’Honoré d’Urfé. Le quatrième centenaire de la parution de la première partie de L’Astrée (1607-2007) qui a été marqué par la sortie du film d’Éric Rohmer constituera aussi sans aucun doute une date dans les études sur l’œuvre d’Honoré d’Urfé. Une équipe animée par le Professeur Delphine Denis prépare une édition critique du roman qui paraîtra chez Honoré Champion directement en format de poche. Cette équipe a déjà fondé un site qui offre notamment l’édition hypertextuelle du roman, « Le Règne d’Astrée » (http://www.astree.paris-sorbonne.fr/). Elle a organisé des colloques et journées d’études : « Éditer L’Astrée » (octobre 2006, actes à paraître dans la revue XVIIe siècle), « La gloire de L’Astrée (juillet 2006) et « Lire L’Astrée » (octobre 2007, actes à paraître aux Presses Universitaires de la Sorbonne). Parallèlement un colloque franco-allemand (Prof. Dr. Reinhard Krüger), « L’Astrée dans tous ces états » a eu lieu en juillet 2007. Ces différents travaux permettront d’approfondir certaines questions (héritage du roman grec dont la fortune a fait l’objet d’un livre de Laurence Plazenet signalé par T. Gheeraert dans la bibliographie), de les reposer en d’autres termes (rapport de la « pensée du roman » et de la pensée philosophique, objet d’une thèse en cours de J.-B. Rolland, Paris-IV) et d’en formuler de nouvelles, en particulier sur trois points différents mais qui constituent sûrement une trinité pour ce qui est d’Urfé, l’histoire du livre (« bibliographie matérielle » du roman), l’histoire de la langue française et l’histoire des idéaux stylistiques.

par Jean-Yves Vialleton
Publié sur Acta le 13 février 2008 http://www.fabula.org/revue/document3877.php