L'Actrice (extrait du Dérèglement, éd. Sulliver, 2009)

Publié le 10 novembre 2011 par Yannbourven
Ma vie d'avant, ma vie d'errance bourgeoise, j'ai touché des parois de diable, je peux le dire aujourd'hui : je me maudissais, avant mon corps se pavanait sur des chemins confortables, j'avais commis beaucoup trop d'erreurs au sein de cette vie factice, mon âme était une vraie salope, on lui suçait les seins, et elle en redemandait, malgré la nuit artificielle on me faisait confiance, en ville on se battait pour me voir dans les théâtres où je jouais, les journées avec mes amis de bonne famille on se disait des vérités des banalités en pleurant sur nos sorts, l'abus de nombrils pulsant nos faux-semblants larmoyants, nos états d'âmes de riches, rafales inutiles, même les hommes-féminins qui me limaient tendrement me paraissaient trop bateaux trop faibles faux artistes, allez tire-toi finis ton oeuvre pourrie gâtée, décharge ta merde en moi, je la récupérerai et te la balancerai au visage, festivals et tournées, j'imitais les marquises célèbres dans des dîners abjects, me tortillant hihihi devant les snobs penchés, quelle actrice fascinante, je t'adore dans le rôle de, tu tournes en ce moment ? crever devant vous, voilà la gloire éphémère qui vous fait vibrer, m'écrouler sur ce parquet ciré, champagne ! quartiers chics, capitale de la mode, et soirées privées, pratique dans un taxi je baisse ma jupe, je me touche en rayant la vitre, taches de sperme sur les rideaux parentaux, ma mémoire me jouait des tours, les souvenirs d'une enfance convulsive me rendaient folle, je rêvais de mon père en colère, et je me réveillais et je vivais suspendue au-dessus des matins épars, sous le soleil rayons froids, j'attendais mes hommes mes cinéastes, et mes auditions me pressaient, la semaine je montais sur les planches, je décuplais mes forces, fignolais mes gestes faux, creusais les textes avant-gardistes, pleurant, minaudant, hoquetant, bavant des onomatopées dans des grottes sombres et subventionnées, moi et ma troupe intrépide fustigions les pièces de théâtre trop écrites, les ploucs et les arts populaires, plus pointu que nous tu meurs, cérébraux péteux, la hype company se répandait, se faisait mousser par le Tout-Paris, underground moisi de riches héritiers, nous déclamions des spectres figés, des aphorismes javellisés, à la fois bruyants et discrets, juste ce qu'il faut d'inaccessible, attirer l'attention, oh oui nous étions cultes, je passais ces semaines à me trémousser, je tournais quelques films qui me rapportaient beaucoup de fric, que je claquais sans pitié dans les boîtes de nuit et dans l'héroïne tendance que nous commencions à consommer avec mes amis-costumes, de vrais petits New-yorkais sans talent, privés de ville verticale, au mieux une cité-musée bancale, les week-ends je baisais comme une chienne, sur les plages normandes j'avais parfois honte de mon sexe rougi et cru, lèvres écorchées, nuisettes lacérées, ces queues multicolores me dévoraient l'estomac, je réagissais, je grognais le cul immergé dans une cuve de gnôle, puis je tapais des crises sur les trottoirs noirâtres, je tisais, en lambeaux, m'éloignais de moi, saccageais les proses des auteurs dépressifs, à l'air, me torchais avec les restes de pages qui dorment dans des théâtres sous vide, je me faisais vomir sur les plateaux de ciné, bile et journées remplies, devant des techniciens ignares et médusés, je déconnais un peu trop, alors j'ai voulu me reprendre en main, j'ai fait un peu de mise en scène, j'ai monté une pièce adaptée du merveilleux texte de Guillaume Apollinaire : Les onze mille verges, mais après la première les critiques m'ont laminée, les comédiens, mes pseudo amis qui jouaient sous ma direction, se sont enfuis en hurlant : tu es trop brouillonne ! alors j'ai abandonné, terminé ! terminé la théâtre le cinéma ! j'ai erré dans les rues, larmes et corsages, en plein hiver sous la neige j'ai tenté de me suicider je me suis jetée dans la canal Saint-Martin, ça a foiré, on m'a repêchée, alors je me suis enfermée dans mon appartement pendant des jours et des jours, buvant, m'injectant des doses d'héro de plus en plus fortes... et puis un jour ma mère m'a appelée, m'a annoncé que mon père était en train de mourir : alors je suis partie les rejoindre, je n'avais pas vu mes parents depuis des années, étudiante au Conservatoire d'art dramatique à l'époque j'avais claqué la tune du vieux comme pas deux, puis je m'étais débrouillée, ils ne supportaient pas que je fasse l'actrice... malgré tout je me suis pointée chez eux là-bas en campagne, dans ce manoir aux volets clos, grande bourgeoisie de province, sur le perron ma mère s'est littéralement jetée sur moi pour m'embrasser, dans la chambre en haut mon père était allongé sur le grand lit de riches douleurs, plongé dans le coma rongé par cette maladie incurable, toute la famille avait fait le déplacement, mes tantes mes oncles mes cousins, testament tant convoité, ils m'ont saluée, au dîner les silences fusaient, domestiques crispés, nos yeux perdus dans le poulet mariné, après le dessert j'ai dit à ma mère que je voulais rester quelques jours ici, je lui ai parlé de ma galère sur Paris, pas d'argent, elle a fait la gueule, yeux de broussailles, elle a accepté, le soir nous nous sommes retrouvées toutes les deux assises sur le grand canapé, elle lisait, je rêvassais en buvant du thé, elle s'est endormie sur mon épaule, je lui ai caressé les cheveux, tout le monde dormait dans la maison, alors je me suis rendue au premier, dans la chambre de mon père de guerre, j'ai allumé la lumière, j'ai essayé de lui parler, il ne bougeait pas, j'ai approché ma chaise, j'ai sorti le livre d'Apollinaire et j'ai lu quelques pages : au bout de quelques minutes il a ouvert les yeux, il m'a regardée, on aurait dit qu'il me souriait, qu'il appréciait ma lecture, un nid de guêpes me brûlait le ventre, alors j'ai continué à lire ces scènes crues et osées, et mon père pourrissant s'est mis à bander, j'ai soulevé le drap, la queue gigantesque frôlait mes cheveux, je l'ai caressée, il a écarquillé les yeux, il ne pouvait me parler, alors je l'ai avalée, je l'ai pompée, doucement, puis de plus en plus vite, il grognait, et souriait encore, lui qui faisait tout le temps la gueule, lui qui m'avait fait tellement de mal par le passé, lui qui m'avait humiliée frappée lorsque je n'étais encore qu'une petite fille, cet homme que j'avais détesté, cet homme toujours en colère, s'était, cette nuit-là, enfin apaisé, au fond de ses yeux jaunes j'ai vu flotter un drapeau blanc, cette nuit-là je crois qu'il était fier de moi, qu'il m'encourageait dans mes choix de vie, nous avions fait la paix, enfin... mais la porte a claqué ! ma mère est entrée pendant que j'avalais les toutes dernières gouttes de foutre, je me suis relevée en riant, j'ai craché par-terre, elle est devenue folle, elle s'est penchée sur mon père, elle a palpé son pouls : il était mort ! elle a voulu me frapper, elle hurlait : tu l'as tué sale traînée ! j'ai dévalé les escaliers et je suis sortie de cette maison maudite, mes oncles et mes cousins, réveillés par les cris, se sont précipités à leur tour hors du manoir, ils m'ont poursuivie un temps dans la nuit, j'ai semé ces imbéciles, et je me suis enfuie en courant j'ai traversé la forêt en remontant le temps, heureuse comme jamais car j'avais soufflé mon père comme une plume, ivre je suis partie empoisonner la vie, je ne faisais qu'une avec votre monde, partout et nulle part crevant les ventres angoissés je dévalais la vie avalais les jours, et le fameux testament a fait scandale : mon père m'avait légué toute sa fortune... alors je me suis jetée dans ma vie d'après !
(image : Egon Schiele)