Dernière étape du Prix du polar Points 2011, mon duo de tête : deux textes qui, bien plus qu’en tant que romans noirs valent comme des oeuvres littéraires à part entière. Il s’agit de romans écrits dans deux styles complètement opposés : Les brumes du passé de Leonardo Padura et Cotton Point de Pete Dexter.
Les brumes du passé arrive, chose suffisament rare pour être mentionnée, de Cuba. Dans ce roman, Leonardo Padura a sorti son inspecteur fétiche, Mario Conde, déjà mis en scène dans le cycle des Quatre saisons, un quatuor composé de Passé parfait, Vents de carême, Electre à la Havane et L’automne à Cuba.
Pour le coup, Les brumes du passé entraîne son lecteur dans les rues de La Havane, entre les livres rares et la nostalgie d’airs musicaux appartenant à un temps révolu, quelque part avant la chute de Batista. Là, dans une bibliothèque merveilleuse découverte par le Conde et un de ses acolytes bouquiniste ressurgissent des siècles d’Histoire, depuis la conquête espagnole de l’Amérique au XVI siècle jusqu’à la prise de pouvoir de Castro et de l’évolution de Cuba depuis la chute de l’URSS. Et quelque part entre ces livres, une photo. Celle d’une ancienne chanteuse, Violeta del Rio, dont le souvenir incertain se met à obséder Mario Conde.
Et de cette obsession vite transformée en traque pour l’ex-flic, ce sont alors des cadavres qui finissent par en sortir dans une narration au passé-présent entre la capitale cubaine des années 2000 et celle des années 1950. La mafia américaine a fait place à la débrouille quotidienne et au communisme boiteux, les airs lancinants sur les vieux disques se sont retirés pour des musiques plus modernes, l’invasion touristique a succédé au monopole américain, mais La Havane reste aussi obsédante, si riche en histoire et en couleurs.
Le rhum est là à toutes les pages, entre une partie de dominos et une soirée de ripaille, entre un cadavre et un tour dans les quartiers les moins fréquentés de la capitale.
Le roman de Padura exhalte des parfums entêtants, disséminés le long d’une intrigue relativement classique mais dont le verbe puissant, la foule de détails et le panorama de l’île crocodile comblent le lecteur.
Et puis outre son intrigue et son style, Les brumes du passé vaut aussi pour un très grand moment, un face à face narcosé et halluciné entre le Conde et une autre de ses obsessions littéraires – partagée bien entendu par son créateur Padura. Tout comme dans Adios Hemingway où l’auteur nous entraînait derrière le célèbre romancier américain (cela dit, le roman était moins convaincant que Les brumes du passé), Leonardo Padura propose ici une rencontre fantasmagorique de quelques pages entre son ex-flic et Jerome David Salinger, l’occasion pour lui de pondre une succession de répliques mémorables dans un trip délirant et de faire vibrer l’espace d’un instant les couleurs cubaines au rythme de L’attrape-coeur, mélange détonant où on hésite entre pathos et rigolade, larmes et éclats de rire : «Ce que j’aime le plus quand je me sens complètement épuisé après avoir lu un livre, c’est le désir d’être l’ami de l’auteur et de l’appeler au téléphone n’importe quand. Toi, je t’aurais appelé des tas de fois.» La rencontre dure à peine cinq pages, mais à elle seule vaut le roman. Du très, très grand livre.
Le titre français est hélas erroné et risque d’entraîner le lecteur en erreur. Cotton Point, c’est le nom d’une petite bourgade de Georgie, là où se déroule l’action dans les années 1950. Pourtant le sujet du roman de Pete Dexter n’est pas Cotton Point, mais bien plutôt le nom de l’homme qui donne son titre original à l’oeuvre, Paris Trout.
Cotton Point, sur bien des points, m’a rappelé Un enfant de Dieu de Cormac McCarthy, car tous deux puent le fin fond des Etats Unis avec ses relents de cul-terreux, d’orgueil patriotique foireux et mal compris, de dégaine facile de flingues parce qu’on s’est levé du mauvais pied. Et Paris Trout dans tout ça fait office de bouseux local, avec son idéologie pathétique de «L’Amérique c’est moi»… et la loi dans l’ouest sauvage aussi, du même coup.
Sauf que pour le coup l’ouest sauvage est faussé : la Georgie est un état de l’est, orienté plein sud, avec ses relents de racisme et ses gueules cassées qu’on imagine facilement sorties d’un film à la Sergio Leone. Qu’à cela ne tienne d’ailleurs puisque le roman, organisé en texte choral en faisant se succéder différents regards sur l’action, s’ouvre sur un meurtre. Parce que Paris Trout n’aime pas les impayés, et parce qu’un nègre de Georgie en 1954, qu’il ait une balle dans les intestins ou qu’il soit en vie, eh bien ça reste un nègre, donc Paris Trout n’en a rien à foutre de faire sa propre loi et d’en expédier un ad patres.
A partir de là, le meurtre initial n’est en réalité qu’un prétexte, car Pete Dexter ne vient pas pour raconter une enquête – le coupable est connu -, ni même un jugement – qui a tout de même vaguement lieu -. Non, Dexter est là pour parler de Paris Trout, pour raconter la vie de Cotton Point, pour évoquer le fin-fond des Etats Unis dans les années 1950 et le racisme avant Malcom X, Rosa Parks et autres Martin Luther King.
L’écriture de Pete Dexter pour dresser ce tableau est sombre, hachée, strictement limitée à l’essentiel. L’opposé total du style foisonnant de Leonardo Padura, ce qui n’enlève rien à sa force, bien au contraire. Autant Padura donne envie d’être lu en sirotant un cocktail au rhum, autant Dexter serait à la limite de donner envie de vomir par instants. On chavire sur les airs musicaux inaudibles de Padura aussi bien que l’on réprouve une contraction tandis qu’un des personnages de Dexter lache son dernier souffle et, pire encore, lorsque l’auteur nous décrit un viol conjugal sans la moindre empathie, sans la compassion suffisante envers la victime pour souffrir ni le désir tordu de l’agresseur pour éveiller une pulsion digne de Sade chez le lecteur. Non, Cotton Point est un de ces ouvrages clinique, froid et sans concession, une plongée empreinte par instants de morbide, et plus souvent encore d’une véracité glaçante.
Les Etats-Unis de James Ellroy sont corrompus et cyniques, ceux de Pete Dexter sont intolérants et pathétiques comme le laissent sentir des phrases bien senties : «Quelque effort qu’on fasse pour lui donner une apparence, on ne change pas la perversion elle-même, on nous demande seulement de la partager.» Pour le lecteur, qu’ils soient signés McCarthy, Ellroy ou Dexter, ces romans sont de grands moments de littérature…
Pete Dexter
Le jury de cette sélection 2011 du Prix du polar des lecteurs Points ne s’y est pas trompé, puisque ce sont justement Les brumes du passé et Cotton Point qui arrivent largement en tête du classement, récoltant près des trois-quarts des voix à eux seuls (sur les neufs romans sélectionnés).
Et pour le coup, après avoir récompensé en 2010 Antonin Varennes et son livre Fakirs, le Prix du polar Points 2011 – qui ne devrait plus tarder à être annoncé officiellement - met à l’honneur le Cotton Point signé Pete Dexter, déjà récompensé par le National Book Award en 1988 – eh oui, certaines publications mettent du temps à traverser l’Atlantique. Bonne lecture !
Leonardo Padura Fuentes