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L'incroyable destin de Clarisse Manzon (31)

Publié le 15 novembre 2011 par Mazet

Episode 31 : Clarisse en rajoute

Et implacablement, Me Romiguière  poursuivit. L'imagination s'était emparée de ce crime, et le cours de la médisance était devenu intarissable. Six mois après le début de l'enquête, les nouveaux témoignages affluaient toujours. Après avoir écrasé Bousquier de mépris, Me Romiguière exécuta Mme Manzon en une seule formule :

« Quelle est donc cette dame Manzon qui ne parle pas et qu'on veut faire parler? Qui n'avoue rien et à qui on prête de si singuliers aveux ? Qui n'a aucun secret et à laquelle on demande sans cesse son secret? »

 Enfin, conclut-il en se tournant vers Didier Fualdès :

 << Et vous, Fualdès, vous, notre principal, notre plus dangereux adversaire [...], quand vous cherchez à apaiser les mânes de votre père, craignez que ces mânes ne s'irritent, voyant qu'au lieu de ses assassins vous leur sacrifiez ceux qui auraient sauvé Fualdès, si Fualdès avait pu être sauvé! ››

L'auditoire était retourné. Les certitudes vacillaient. La cour déconfite multiplia les subterfuges et fit appel à de nouveaux témoins pour replonger les débats dans leur médiocrité originelle. L’un d'eux déclara même qu'il avait toujours trouvé à Bastide une « mauvaise mine ››. Surtout, on fit pression sur Mme Manzon pour qu'elle revînt à la  barre avec le secret espoir qu’elle ferait retomber le public dans l’égarement par la magie de ses pâmoisons. On lui fit sentir qu’il était temps d’aller jusqu'au bout de ses aveux, faute de quoi elle serait inculpée de faux témoignage, voire de complicité. Le chantage porta ses fruits. Le 8 septembre, Clarisse entra de nouveau en scène. Mais personne ne se doutait qu'elle avait concocté un nouveau délire romanesque capable de ruiner d'un coup les efforts des magistrats :

« Monsieur le Président, dit-elle, ce que j'ai rapporté comme ayant été constaté par moi-même m'a été raconté par Rose Pierret. J’ai parlé inconsidérément; j’ai été poussée. Je jure que je dis la vérité. Je n'ai rien à ajouter. ››

En une phrase, Clarisse Manzon venait de se venger de sa rivale. Oui, c'était bien elle la vile prostituée qui, officiant dans la maison Bancal le soir du crime, avait tout vu! Un immense tumulte secoua le prétoire. Les magistrats étaient perclus de confusion. Que pouvaient-ils bien faire de cette Rose dont la frêle silhouette était déjà dans toutes les imaginations. Fallait-il ignorer ce nouvel enfantillage et achever de discréditer le témoin qui portait les espoirs de l’accusation? Fallait-il citer au risque de précipiter l'affaire Fualdès dans un naufrage passionnel?

Rose Pierret comparut avec ses yeux bleus, ses joues roses et ses airs d'innocence. Elle nia tout d'une voix ingénue et resta imperturbable dans sa candeur, même lorsque Clarisse, qui s'acharnait contre elle, lui lança :

« Pourquoi tremblez-vous, Rose? »

« Vous voyez, enchaîna le président, c'est donc vous, Clarisse Manzon, qui étiez à la maison Bancal. `

- Non, repartit Mme Manzon. Quand bien même tous les accusés le soutiendraient-ils que je n'en conviendrai. Jamais... Mon nom y était, mais non pas moi.

Rose fut remerciée, mais le doute semé par la prestigieuse tirade de Me Romiguière ne s'était toujours pas dissipé. Le 10 septembre, l’empoignade fut générale entre les avocats, la cour et le ministère public. Atterré par cette parodie de justice, le procureur Juin de Siran, seul, se taisait. Dans la confusion générale, l'avocat général Castan eut recours à l'argument de l'ultime détresse : il agita le spectre de la peur : « Hé bien puisque personne n'a commis ce crime, voilà onze accusés et tous sont innocents ! Hâtez-vous, messieurs les jurés, de les absoudre! Fermons le temple de la justice, quittons ces murs, mais en les quittant, entourons leur enceinte d'un signe funéraire qui en écarte les étrangers, en les avertissant qu'ici l'on égorge les hommes comme de vils animaux sans que la justice puisse atteindre et punir les coupables, alors même qu'ils sont connus. »

C'est alors que Me Romiguière tenta d'exploiter la cacophonie en confondant une fois pour toutes Mme Manzon dont les vaticinations ne pouvaient à son avis que desservir le ministère public. Tragique méprise! C'était oublier que Mme Manzon était un poignard attaché à une girouette. Elle pouvait frapper, mais dans l'affolement de ses passions, nul ne pouvait prévoir d'où soufflerait le vent.« Au nom de mon client, lui dit-il, je vous somme de révéler à la justice tout ce que vous pouvez savoir! Vos contradictions, vos réticences, vos demi-aveux, vos frayeurs ont fourni contre les inculpés des arguments plus funestes que si vous aviez articulé contre eux des accusations positives. Il vaudrait mieux pour eux que la vérité, fût-elle terrible, sortît tout entière de votre bouche. Qui peut vous empêcher de la dire? Que craignez-vous? La  société vous protège et les accusés sont dans les fers...

- Non, trancha Mme Manzon de sa voix théâtrale, tous les accusés ne sont pas dans les fers!

Cette exclamation provoqua un vent de panique dans l’auditoire. Le commandant de la légion cria : « Apprêtez armes ! ›› Le président, qui perdait lui aussi la tête, ordonna : « Gardes, surveillez cette femme! » Bastide, l'œil noir, s'était levé dans un geste machinal alors que son avocat restait pétrifié. On voyait des assassins partout et  l'idée d'un complot plus vaste encore que celui qui avait coûté la vie à Me Fualdès reprenait corps. Les conséquences en seraient tragiques, bien au-delà du procès. En vain Me Romiguière se ressaisit-il pour demander à Clarisse Manzon quels étaient ces assassins. « La vérité ne peut sortir de ma bouche ››, répondit-elle., C'est sur ce magistral coup de théâtre que le président annonça la clôture des débats.


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