Paul Blackburn, Villes suivi de Journaux

Publié le 15 novembre 2011 par Angèle Paoli
Paul Blackburn, Villes suivi de Journaux,
Série américaine, José Corti, 2011.
Traduit par Stéphane Bouquet.

Lecture d’Angèle Paoli


Image, G.AdC

.  B L A C K   A N G E L  .

  Blackburn, Paul Blackburn. Américain et poète. Quelque chose du feu et de noir dans son nom. « An angel », ― black angel un peu voyou un peu voyeur ? ― qui bat le pavé de la ville. Et un poète « accro » aux « magnétos » dont il se sert pour enregistrer les voix qui hantent l’atmosphère, la traversent et l’habitent. Bribes de conversation saisies au hasard des rues, onomatopées et rumeurs, claquements et cliquètements, grincements, roulements et rythmes.

  Peu connu en France, si ce n’est de quelques lecteurs aficionados de la poésie d’outre-Atlantique, Paul Blackburn a fait cet automne son apparition dans le paysage poétique de l’Hexagone. Traduit dans son intégralité par Stéphane Bouquet, le recueil de Cities/Villes vient d’être publié dans la Série américaine des éditions José Corti, accompagné et complété d’extraits de Journals/Journaux. Ainsi composé, du « premier livre de taille » de Paul Blackburn d’une part, et, de l’autre, des Journaux des dernières années de sa vie, l’ouvrage proposé par l’éditeur offre un parcours poétique dense et envoutant. Et du personnage du poète, une vision profondément humaine et profondément attachante.

  Poète citadin, Paul Blackburn est un observateur né. Rien de ce qui fait la vie de la rue ne lui échappe ni ne lui est étranger. Ses beautés et ses laideurs, ses saisons et ses rumeurs. Sa crasse, sa misère, ses boyaux pourris et ses putains. Rien non plus de ce qui fait sa vie d’homme et de poète n’est pour lui négligeable. Profondément autobiographique, Cities/Villes regroupe des poèmes écrits dans les années 1950 et 1960. Les extraits de Journaux renvoient aux années 1970-71. La maladie ― un cancer de l’œsophage qui ronge alors Blackburn ― est présente dans son écriture. Mais ni la douleur, ni la mort qui rôde et le cerne un peu plus chaque jour, ne le détournent en rien de la vie. Et la vie, ce qui reste de vie au poète, c’est avec Joan (sa troisième épouse) et leur fils Carlos T., né en 1969, qu’il la partage. Scènes de la vie intime et du sommeil partagé dans la chaleur des corps ou scènes de la vie ordinaire, sur fond de lumière d’hiver :

« la cigarette se fume toute seule dans le cendrier
  Carlos soulève son bol de céréales pour finir le lait

  Il me parle  .  Avec ses mots  . » (in 5.XII.70 : conversation matinale)

  New York est le centre névralgique des déambulations de Blackburn et de ses élucubrations. La majeure partie des poèmes de Villes est consacrée à la ville d’adoption du poète (il est né à St. Albans dans le Vermont), même si d’autres poèmes évoquent ses séjours en Europe. La France où, empruntant et suivant la voie ouverte par Ezra Pound, il est venu approfondir sa connaissance et son goût pour les poètes troubadours du Pays d’Oc, et où il a enseigné ; l’Espagne ― Barcelona, 55, Málaga, 56, Málaga 56-57 ― où il se rend pour fuir la « capitale du trobar ». Toulouse, qu’il exècre. Son séjour toulousain lui inspire d’ailleurs un poème satirique ― contre la ville et « ces truites en tresses » à qui il est censé transmettre des « trucs nuls » ― un « sirventès » dans lequel il confie :

« et si j’avais un frère, disons, ou un cousin, ou un petit cousin
je lui dirais viens pas non plus. »

  Dans ce même poème, Blackburn évoque la geste des troubadours, le « vieux Guillem, qui jadis pilla cette ville » (Guillaume IX de Poitiers) ou encore

  « Ce dingue de Vidal » [...]
  « maître dérangé du chant,
  maître de la viole et du luth
  maître de ces bruits » [...]

dont le poète de Villes, imitant « canzon » et sirventès, écrit :

  « Je te rejoins dans la folie collective
  dans la rue je pisse
  sur la politesse française
qui a éteint la passion vibrant dans la voix du sens. »

  Quant à Ezra Pound, le poète des Cantos, Blackburn l’évoque dans un extrait des Journaux : E.P. À VENISE  : JE ME SOUVIENS D’AVRIL 1968 ET SOURIS :

« L’Aigle est un vieil homme.
On s’assoit un instant & fumons & regardons
la neige. »

  New York à nouveau. Ses parcs, ses bars, ses entrepôts et ses docks. Son métro et ses ponts. Depuis Manhattan jusqu’à Cosney Island en passant par Brooklyn, Wall Street, le Queen’s et Bowery place, le « troubadour du macadam » (selon la belle expression de Jacques Demarcq*) arpente le quadrillage numéroté des rues et des avenues. Et croise en chemin « vieux clodos, jeunes gens, étudiantes aux jambes longues sous leurs jupes courtes, blottis ici sur les marches dans la lumière qui s’efface. » Et des « flemmards en tous genres sur les bancs de pierre ». Jusqu’à un « cireur de chaussures » dont la présence n’existe que dans le titre du poème. Très sensible à la plastique féminine et à la sensualité exacerbante qui s’en dégage, le regard érotisé du poète ne cesse de happer au passage le mouvement chaloupé de fesses rebondies, les cuisses moulées dans un étau de jupe ou les jambes fuselées d’une fille :

  « La fille aux jambes splendides
  descend une rue de Brooklyn
  un espoir et demi devant... »,

de même de Málaga, Hiver 1956-57 :

  « Je me rappelle tes jambes longues
  culbutant dans une mer semblable
à Baňalbufar cet été »

  Chaque poème ouvre sur un nouvel univers, avec d’autres amours et d’autres « affinités » ; de nouveaux signaux et de nouveaux rituels. Captée par le regard incisif du poète, une ville entière se dessine, mouvementée et mouvante, panoramiques et inserts. Procédant par fondus enchaînés progressifs et insensibles, Blackburn bascule de l’extérieur à l’intérieur, de la ville qu’il habite à l’intime qui la sous-tend :

« Manhattan bridge
un pont entre
on le dit, une vie et la suivante, on le dit
vaut mieux alors
n’a pas de
  bras mort, coule
  entre nous est
notre travée notre pont... »

  Pourtant, la poésie de Blackburn déroute. Le lecteur attaché à une prosodie ordonnancée « à la française » risque d’être surpris par la mise en espace des poèmes de Villes, qui crée à elle seule, sur la page, une prosodie visuelle (selon une approche d’Isabelle Garron). Avec ses alternances de vers brefs et de vers longs, ses variations typographiques et rythmiques, sa ponctuation singulière. Hérités de l’esthétique pratiquée par Ezra Pound d’une part, et de l’autre par les poètes du Black Moutain College, la poésie de Blackburn doit à Charles Olson, notamment, mais aussi à Robert Creeley et à William Carlos Williams, cette alternance entre ruptures et décrochements de certains vers et alignements de « blocs prosodiques » proches des stances. L’ensemble constitue ces « compositions par champs » dont parlent Olson et Williams. Ce qui frappe surtout, dès le premier regard, ce sont les espaces typographiques qui encadrent les points :

« Les gouttes sur les vitres du wagon tremblotent  .  coulent »

  Le lecteur s’interroge sur le sens à attribuer à ces blancs qu’il retrouve disséminés dans d’autres poèmes, certaines fois pour marquer des énumérations, mais pas uniquement :

« océan  .  soleil  .  bourrasques » (in AFFINITES II.)

ou

« gin rouge  .   tonicisation.  vinassis » (in SIGNAUX II)

  Intuitivement, le lecteur suspend sa lecture, la reprend un peu plus loin, observant des temps de silence, marquant par une pause les oppositions. Le sens naît de ce suspens et la lecture s’appuie sur le souffle interne du vers. Accord parfait entre la respiration du poète ― dont le rythme semble dicté par la frappe du clavier de la machine à écrire ― et celle de son lecteur.

  Autre aspect déroutant de la poésie de Blackburn, son langage. Parfois cru et grinçant, voire grossier, le parler adopté par le poète pour rendre compte du monde et de lui-même est souvent porté par un ton ironique et décapant :

« Whisky rye, 57°
  Besoin d'un meilleur ami ?
  Ouais. Moi. »

  Dès les premiers vers de Narcisse de Brooklyn, premier poème de Villes, le personnage est campé. Et posée, dans le dernier vers du poème d’ouverture, la problématique d’un regard sans concession sur lui-même :

« La vitre sale me rend mon visage. »

  Entre les deux extrémités du poème se déroulent les « compositions par champs », rythmées d'abord par l’élan des lumières de la ville puis par les déplacements chaotiques d’un train, pris dans la répétitivité de ses ahanements :

« & avant de dormir partout des arrêts
  & avant de dormir partout des arrêts

  Le train se
  traîne
  cahote
  tangue
  j’entends
les vagues en dessous clapoter sur les piliers, un quai
  d’où partent les navires... »

  « Le vers projectif », tel que jadis défini par Olson, se mesure ici à l’aune du rythme apporté par le roulement du train. Dans un autre poème, il peut se mesurer grâce à l’alternance des ralentissements/accélérations vécus au cours d’un championnat de base-ball. Ou encore, dans la saccade métallique et déhanchée du poème « Cliquetis-Clac » (3/2), poème dédié à l’éditeur et poète Lawrence Ferlinghetti.

  Autre mystère, l’énigmatique « secret du livre » tel qu’il est donné à lire dans la NOTE DE L’AUTEUR. Selon Paul Blackburn, le secret de Villes est triple : « ciseaux, pierre et papier. » Une énigme que le poète élucide au cours d’une interview, dont Stéphane Bouquet nous donne la traduction dans la préface de l’ouvrage. Une énigme à laquelle le lecteur peut tenter de répondre en interrogeant les poèmes. Ainsi les objets surgissent-ils, pierre d’angle du poème, centre autour duquel tourne le texte clos sur lui-même : la mouche sur le sol, les bouteilles vides, les fils électriques, les machines, les trottoirs, la « jeune Perséphone du Bronx » entrevue à la sortie du métro ―... Parfois la pierre est omniprésente. Ainsi dans « Bryant Park », la pierre évolue-t-elle dans sa forme jusqu’à devenir le poète lui-même :

« je me penche et m’étire comme si j’étais soir ou pierre... »/« mes mains de pierre, chaudes de soleil, humides et noires de terre, s’ouvrent... »

  Lié au travail, le papier l’est aussi aux feuilles des arbres :

  « papier, seulement
   du papier [...]

des chariots bourrés de rames de feuilles imprimées destinées
  au relieur
  un rappel du travail [...]

[...] les feuilles sont déjà tombées, parfois
ratissées en pile et des milles de campagne s'étalent
   et infusent l’œil :
feuilles entassées brûlant au bord de la route, l’air bleu
     âcre  . »

  Quant aux ciseaux, ils sont présents dans les poèmes où se croisent et se décroisent les jambes des femmes, incessant appel à l’amour (ou, dit plus crûment, façon Blackburn, à la baise) :

« Un dernier regard
le métro démarre lentement, trop
lentement, elle reste là,
jambes écartées sous un manteau noir de fausse fourrure, elle
reste juste là, sans fin, ne choisissant
ni une direction ni l’autre [...] » (in RITUEL VII).

  Dans cet univers où coexistent la nature ― arbres et animaux abondent dans la poésie de Blackburn ― et la ville, les femmes et le poète, les souffrances et les plaisirs, les mouettes occupent une place privilégiée. « Elles sont nos oiseaux », écrit le poète. Tantôt sillonnant le ciel pluvieux de novembre, tantôt trouant la lumière crue de l’été, elles tourbillonnent autour des hommes ; elles « glissent en cercles sur le vent autour du pont » ou « dorment sur les vagues ». Les mouettes de Battery Park

  « glissent dans le sillage des
  bateaux, sérieuses,
  hautes, criant, ou surréalistement
  calmes  . »

  Paul Blackburn les observe avec la même acuité que les hommes, avec la même intensité et la même tendresse. Les mouettes ne sont-elles pas semblables au poète ?

  « Pourquoi les mouettes aiment-elles
  se poser sur la mer
  seulement quand il y a des vagues, quand il
  y a de la houle ?
  Et ne le feront jamais
  quand la mer est calme ?
  Sûrement qu’elles prennent plaisir aux
  mouvements de la vague
  comme moi,
  être levées, hissées, lancées, et dé-
  valer la pente, et grimpant
  sans effort
  la crête suivante. » (AFFINITÉS II)

  Peut-être, planant au-dessus de l’humanité, les mouettes unifient-elles le monde dans la beauté de leur vol et dans la majesté de leur présence. Tout comme les juifs ― rassemblés en hiver autour des barils ― « unifient le monde, le pays, la ville, l’humanité, depuis les temps géologiques peut-être,
pour se réchauffer les mains  . »
« Tous pour un seul feu ».

   Un seul feu qui suffit à repousser loin de soi et du livre le cri douloureux sur lequel se referme l’ouvrage, le 28 juillet 1971 :

« Putain, j’ai pondu de la merde à la chaîne. »

  Paul Blackburn meurt le 13 septembre 1971.

Angèle Paoli
D.R. Texte angèlepaoli

* in Jacques Demarcq, note de lecture sur Villes suivi de Journaux de Paul Blackburn, Europe, n° 993-994, janvier-février 2012, pp. 339-340.



■ Paul Blackburn
sur Terres de femmes

Park Poem

■ Voir | écouter aussi ▼

→ (sur Poezibao) une fiche bio-bibliographique sur Paul Blackburn
→ (sur PennSound) Paul Blackburn dire Park Poem (Suny Cortland, 1er avril 1971)
→ (sur le site José Corti) une page consacrée à Villes, suivi de Journal, de Paul Blackburn




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