Ce matin-là tu le sentais venir gros comme une maison depuis quelque temps déjà, mais depuis hier soir c'était inéluctable. Hier soir, peu après minuit quand tu t'es couché - tard, pour retarder -, ça avait basculé mais c'était hier soir, ça se voyait pas, ça se sentait pas, c'est le matin uniquement que ça se sent ces choses-là, quand on est seul au lever du jour. Ça avait commencé hier, oui, mais c'était dans ta tête depuis longtemps. Hier, t'avais reçu un courriel du bout du monde, de Moorea. Des mots doux et si gentils, des mots forts pour la chose, pour l'évènement. Comment diable pouvait-elle se souvenir ? Et l'adresse courriel te disais-tu, ça fait des lustres qu'on ne s'était ni vu, ni parlé, ni écrit ? Mais c'était elle, alors tu as souri et tu as été ému... légèrement, très légèrement. Car hier aussi, comme ce matin-là t'étais d'une humeur de chien.
Ce matin-là, pas de tabac dans ton pot, c'est pas la peine de fouiller les tiroirs, y'a plus une pincée d'herbe dans la maison, t'as même vidé le cendrier ventru, t'avais tout programmé : plus rien à partir d'aujourd'hui. Plus de saloperie qui te tapisse de goudron amer les poumons. C'est décidé merde ! Même si c'est déjà épouvantablement difficile, chimie infernale opérant dès le café du matin, corps appellant sa dose comme un con de corps accro qu'il est.
Ce matin-là le café avait un goût de chiottes et les trois tranches de pain beurré sont passées dans ta gorge aussi facilement que si ç'avait été de la toile émeri ou tous les poids d'une balance Roberval. Ce matin-là t'aurais jamais cru que ça viendrait. Pas à toi ! C'était du domaine de l'abstrait pur, de l'impossible, pourtant c'est arrivé. Ce matin-là t'as envie d'être sain, d'être utile, d'être neuf, d'être en forme, d'être beau, d'être jeune, de séduire, d'être capable de fonctionner indéfiniment et tu te poses des questions sur cette technique d'opération de la presbytie qui fait jeter les lunettes à la poubelle, sur le VTT trop délaissé qu'il faut recommencer, tu regardes comme un con cette boîte de coloration permanente châtain foncé "Saint Algue Syoss" prévue pour les quelques centimètres carrés de ta seule moustache & barbiche que tu veux plus voir blanches, boîte que t'as acheté hier de la même manière épouvantablement maladroite - pas naturelle - qui était celle que tu pratiquais quand t'avais treize ans et que t'achetais chez le vieux con de buraliste soupçonneux ta première revue de "cul". Ça c'est dur quand on est un petit mec d'acheter des bouquins de cul, c'était hyper dur. Limite humiliation. Des choses que les jeunes boutonneux d'aujourd'hui ne connaîtront jamais, acheter des bouquins de cul, un "clic" d'ordi fait à présent le boulot en loucedé sans avoir à sortir de sa piaule, et aller à l'armée aussi. Connaîtront pas tout ça les mômes... Reviens mec... Tu te dis aussi qu'il faudrait aller faire voir tes genoux qui te font un mal de chien depuis la chute sur scène, l'autre jour. Quand tu penses, ce matin-là, que tu sautais du 2ème étage d'une maison "ennemie" avec arme et bagage pendant tes stages commando !
Ce matin-là surtout ne pas se souvenir de cette phrase entendue. Pouvaient pas te voir de l'autre côté du mur. On disait à la "jeune" de la troupe : "C'est pas dur pour toi de jouer qu'avec des vieux ?". Pas se dire qu'on peut rien faire, ça mine ça aussi dans ces matins-là. T'as encore lu cet article ce matin-là, racontant l'atroce traite (couverte par l'Institution) sexuelle de jeunes filles esclaves bosniaques, par des soldats onusiens censés maintenir la paix en Bosnie-Herzégovine. Pas se dire qu'on peut rien faire. Surtout pas se dire qu'on peut rien faire, pas céder à la tentation de baisser les bras, de plus dénoncer, mais... Usant tout ça, usant. Les pratiques des banques. Les paradis fiscaux qui resteront des paradis fiscaux. Non, pas se dire que rien ne peut changer. Rien pourtant ne changera des mentalités politiques en France. Rien n'empêchera Nicolas Hollande d'être élu au paradis des borgnes et des aveugles.
Ce matin-là, à quoi bon te dire qu'il y en a qui arrivent en morceaux épars, malades, morts plus qu'à moitié ou complètement à ce matin-là. Bien sûr, même si t'as eu ta propre dose, t'es pas vraiment concerné par ça, car, ce matin-là t'es à peu près intact. A ton crédit, t'es vivant, t'as un toit, trois picaillons sur ton compte, ton coeur est aussi embaumé par les indignés, par ceux qui se lèvent pour occuper tous les Wall street du monde.
Ce matin-là : regard décillé ! Merde, c'est clair à présent ! Tu peux demander une carte senior. Entrée dans le troisième âge. Ça bafouille à l'intérieur de toi, ça n'y croit pas, t'y crois pas car tout ça est tellement absurde. Mauvais rêve. T'as envie de tout arrêter, de recommencer à zéro mais évidemment c'est impossible. T'as que le droit de continuer. Sans trop te plaindre car t'es pas le seul dans cette situation, faut atterrir, faut réagir. Mais qui peut parler à ta place ? T'es schizo, tu parles d'un autre toi qui serait en toi, ce n'est pas de toi dont il s'agit ? Si bien sûr. Toi... hé.... toi.... hé ho.... je sais, c'est con mais, ce matin-là, là, maintenant oui, t'as soixante ans.
illustration MONOCHROME NOIR / SOULAGES