Petite bourgade de Cavaillon de nos jours. Ville tranquille, sans histoires, paisible. Trop au goût de Margaux, l’héroïne. Pour cette jeune fille de 18 ans, cet endroit morne et triste est un calvaire. Margaux carbure au bon goût : littérature fine et classique, de Rousseau à Quignard en passant par Baudelaire , musiques pointues et old school, vêtements de créateurs branchés. Elle ne supporte plus son entourage, constitué d’adolescent vulgaires écoutant Sexion d’Assaut, qu’elle nomme vulgairement «les piches» pour les filles, les «beaufs» pour les garçons. Elle ne supporte plus non plus sa vie de famille, sa belle-mère insipide accro à Closer, sa sœur qui a décidé de se consacrer au Christ. Même les soirées whisky coca où elle s’envoie en l’air avec des gens branchés ne suffisent plus pour la soustraire à son quotidien. Elle veut plus.
Ce plus, elle finira par le croiser par hasard, au cours de vacances à Chamonix. Un homme plus vieux qu’elle, qu’on ne connaît que sous le nom de P*** au cours du roman, et à qui elle demande après avoir couché avec lui «500 euros» au lieu de la coupe de champagne qu’il propose, un peu par hasard, beaucoup par provocation. C’est le point de départ d’un nouveau genre de «distraction» pour l’adolescente désabusée : P***, du statut de client, devient un maquereau, et son Blackberry sonne sans discontinuer. Margaux ne se rend pas compte d’abord qu’elle joue avec le feu. Elle compense ses activités indignes en s’offrant des produits de luxe, endure des clients aux fantasmes déviants en serrant les dents. Mais ce qu’elle s’efforce de percevoir comme une activité anodine n’en est pas une, et la jeune fille l’apprendra à ses dépends…
L’auteure nous promène à travers ce parcours d’une main de maître. D’abord en jouant avec habileté sur la limite ténue entre fiction et réalité. Le parallèle entre l’héroïne et l’auteure est évident: elles se nomment toutes deux Margaux, ont le même ordre d’âge, et, on le devine en filigrane, la même personnalité hors normes. Les noms propres, comme celui de la ville de Cavaillon, largement reconnaissable par sa description mais jamais nommée, sont désignés par des astérisques. De la même manière, le maquereau de Margaux, où ses clients, ne sont jamais cités, comme si l’auteure avait du s’en abstenir pour des raisons juridiques. Autant de détails qui renforcent notre impression de malaise et d’intrusion dans la vie d’une adolescente à la dérive, à travers un témoignage vibrant de réalisme.
L’héroïne, Margaux, nous interroge. A quel point une adolescente peut-elle connaître le mal-être pour se tourner vers ce type d’activités en guise de divertissement ? Car c’est bien d’un divertissement dont il s’agit, ayant pour unique but de tromper l’ennui. Agacé au début par le manque de maturité et la frivolité de cette héroïne, qui vend son corps pour se payer des vêtements, ce qui nous apparaît pathétique, on comprend vite que le problème est plus profond. La souffrance de Margaux se ressent, affleure parfois, même s’il faut la deviner à travers ses remarques cyniques. Ses commentaires acides sur ses pairs reflètent à quel point finalement celle-ci se pressent sourdement en décalage. Sa solitude surtout nous émeut : la jeune fille est incapable de s’attacher, «traîne» vaguement avec des amis à qui elle n’avoue pas la vérité, ne trouve pas sa place dans une famille qui ne lui ressemble pas. Au-delà donc de l’inconscience d’une jeunesse dorée, c’est les problèmes de celle-ci qui nous sont livrés à travers la verve de Margaux. Malgré les soirées trop arrosées, la drogue pour s’évader, la sodomie pour essayer, les adolescents souffrent en peinant à devenir quelqu’un «pour de vrai». Ils essayent de se démarquer en choisissant avec soin des vêtements griffés et ne sortant qu’entre bandes soigneusement sélectionnées. Mais un vide demeure. Vide que Margaux décide coûte que coûte de combler donc, même si elle doit y laisser des plumes.
La jeune auteure nous éblouit surtout par son style. Sa jeunesse, et l’aspect largement autobiographique de sa fiction expliquent sans doute à quel point elle est proche des préoccupations adolescentes. Elle cerne avec brio les rivalités qui existent à cet âge, la nécessité de choisir son camp, entre «gens classes» et une deuxième catégorie «has been», qui bien sûr ignore tout de cette distinction. La narration à la première personne rend au mieux la psychologie de l’héroïne, si confiante en elle qu’elle en est presque détestable, méprisante, mais néanmoins attachante. Ce premier roman se démarque par un style acide et vif, jeune en somme. Il fait tomber les tabous, assumant les mots crus (l’héroïne se plaignant à plusieurs reprises de douleurs aux reins pour cause de nuits de baise passionnée). Il nous laisse finalement pantois, et en proie à la réflexion.
Ce sujet reste surtout brûlant de nos jours : la prostitution jeune fait aujourd’hui des ravages, de nombreux témoignages d’étudiantes y ayant recours pour pouvoir se payer des études émergent, la banalisation du sexe contribuant à considérer ce procédé comme un simple «mal nécessaire». Dans ce contexte, ce roman, tout à la fois choc et raffiné, apparaît d’autant plus nécessaire.