Rhapsodies panoptiques

Publié le 19 novembre 2011 par Jlk


L’matos
Définition: le panoptique est une modulation d'architecture carcérale inventée par le philosophe anglais Jeremy Bentham, en 1798, qui permet à un seul gardien d'observer simultanément tous les prisonniers.



...T’étais pas né, l’Kid, quand la première intuition panoptique m’est venue en matant, le soir, les milliers de petites alvéoles lumineuses des barres d’habitation qui ont surgi, dans les années 60, au-dessus du quartier de nos enfances, sur les hauts de Lausanne, mais ce n’est que tout récemment, avec le rush des ordis et de la Toile, puis avec la multiplication des connexions et des blogs, des réseaux sociaux et autres flux de mots et d’images du multimonde que l’idée du Panopticon nous est venue, avec Philip Seelen, suite de quoi l’idée du roman panoptique m’est venue où j’ai introduit illico les personnages de l’Imagier et du Taulard, développant cette espèce de contrepoint en trio d’enfer, l’image suscitant des constellations de vocables et ceux-ci relançant d’autres images – mais note aussi que c’est un point de vue en constant mouvement et que le roman qui en découlerait, le film ou ce que tu voudras ne seraient jamais que des modulations d’une observation qui se déconstruirait et se projetterait à nouveau dans l’Espace et le Temps…
…L’Taulard et l’Imagier tu les connais, Kidddy, on ne sait pas trop ce qu’ils manigancent quand ils ne sont pas à l’Isba ; faut que je t’explique et là c’est déjà le roman qui pourrait commencer, ou plutôt qui reprendrait puisqu’il a commencé avant la taule et les images, disons dans les années 60 au Barbare, dans le Vieux Quartier de Lausanne, et là j’te fais remarquer subito que le matos se réduisait alors à presque rien, disons le juke-box du Barbare et ma première Remington à marche arrière et sonnette genre Hemingway au Val Vert d’où j’técris précisément à l’instant – c’est là qu’on dit qu’il a fini L’Adieu aux armes, Hem qui s’est flingué en 1961, même année que l’trépas de Céline -, plus une machine à multicopier les cours des facs voisines et les tracts de l’Organisation, le premier Leica de l’Imagier à venir qui ne s’est pas encore dédoublé en Taulard mais se donne déjà à fond à l’orga, enfin tout ça ne fait pas l’ombre d’un début d’ordi qui ne se matérialisera, pour moi que vingt ans plus tard sous la marque Atari - mais tout va déjà vers la Story, comme ils disent, ça j’te jure, j’ai dix-huit ans et bientôt j’aurai ma trappe dans le quartier genre Montparno lémanique, je sais Voyage par cœur et tous on soupire à l’écoute de Quartier latin de Ferré ou de Ballad of a thin man de Dylan, plus bohème tu meurs dans la tabagie fleurant le café fort et ça se prend la tête pour prouver que l’existence précède l’essence, mais il m’arrive le soir de remonter sur la colline des hauts et là je mate, Kiddy, là j’passe des heure à mater la vie aux fenestrons des trois barres à loyers modérés - là j’suis déjà devant mon ordi à panoptiquer grave, pour parler ton sabir de slameur – mais j’te parlais du Taulard et de l’Imagier et j’y reviendrai aux lascars…
… En attendant j’dirai que le multimonde nous est arrivé par là : par les barres des cités et par l’autre fenestron domestique de la télé, ça va sans dire. Avant l’matos. Bien avant l’matos, mais on a senti la chose se faire un pas sur l’autre. Avant l’matos on avait le stylet de pierre taillée, et le stylo bleu sur le papier bleu de Sollers n’a pas grande avance sur celui-là, ma foi l’scribe à calame est multimillénaire avant l’matos, et déjà, Kiddy, déjà nous en sommes au-delà du matos, mais on est au-delà depuis toujours, la perception et la réfraction panoptique sont en deça et au-delà, cette question du matos n’est pas neuve non plus qu’obsolète vu que l’matos est en deça et au-delà de la Chose, l’matos c’est nous, c’est ça qu’il faut se dire, ça c’est sûr - l’matos c’est nous…
…C’est notre attention fulminée entre les aires d’autoroutes, c’est notre présence dès l’éveil et jusqu’à point d’heure, c’est notre fiel dans les assemblées et notre miel dans les ruelles, c’est partout notre disponibilité libertaire - et je n’te dis pas libertaire au hasard : rien à voir avec les libertaires historiques ou peu s’en faut, moins encore et loin s’en faut avec les libertariens économiques - tout est à resituer, tout est à renommer et requalifier, j’te dis libertaire en pensant à Cendrars une fois encore, et tu sais que je ne suis pas un fou de la prose de Blaise, tu sais que je ne le prends qu’à fines doses, je t’ai parlé de J’ai saigné et dans son vrac il y a encore dix mille choses qu’on oublie, mais c’est sa fuite, c’est sa fugue, c’est son échappée que j’appellerai libertaire qui est anarchie dépassée comme on le dit d’un coma dépassé, ça va vers autre chose, ça le dépasse lui-même, je ne suis pas sûr qu’il le sait lui-même ni son clebs Wagon-Lit, il n’est pas sûr qu’il le sache et qu’il l’ait su jamais, on ne sait pas, même Charles-Albert ne le sait pas je crois, le Kid, on ne sait pas, on ne sait pas vraiment comment l’matos s’est acquis entre l’inné et Byzance, moi j’te dis que nous avons Byzance en nous mais c’est à la fois de l’inné et de l’acquis, faut dépasser les vieilles chapelles, on est juste ici au seuil du roman possible et déjà les possibles prolifèrent…
… L’Imagier et le Taulard passent la plupart du temps à se royaumer quand ils ne font pas des images ou des chemins, tu sais que cette paire n’a qu’une tête et deux pieds au pseudo de Philip Seelen et je précise que le problème n’est pas genre schizo, mais je les distingue de cette façon, dans le roman panoptique, pour les faire mieux dialoguer, comme tu sais que j’aime faire dialoguer moi l’un et moi l’autre entre cent avatars, et tu sais autant que moi que nous sommes tous comme ça : cent en un au moins, avec nos prothèses en plus, étant entendu que l’matos est la somme de nos implants de toute sorte comme dans le roman de Nathanaël West dont le personnage principal, revenu de toutes les guerres serait cul-de-jatte et double manchot, et bigle et sourdingue si l’Administration Militaire et les Assurances ne lui avaient pas greffés des postiches de tous ses membres laissés au front, et c’est comme ça aussi que le Lumix de l’Imagier prolonge son corps et que le T aulard a pour ainsi dire quatre roues et un arbre à came intégré avec sa Jeep tout-terrain de défricheur roulant à l’Hybrid et connectée à la Toile – et ça aussi c’est l’sauvage selon mon cœur, peu importe l’outillage, j’suis pas sûr que Jean-Marc Lovay le prosateur dingo soit connecté et ça n’y change rien, en revanche j’suis sûr que le furieux Wölffli n’a jamais été connecté dans l’asile où on l’a claquemuré des années durant, mais il y a chez lui de l’Ordinateur Central : les tours de ses papiers enluminés où se démantibule son écriture, dans sa cellule de serial painter, les Twin Towers de son Journal Mille-Feuilles devant lesquelles il s’exerce à la trompette faite de journaux enroulées sur eux-mêmes, le Pentagone poétique de son imaginaire tonitruant, tout ça fait arsenal où tout l’matos cantonal et multimondial est stocké, et chaque matin que Dieu fait ça y reva d’un « Ch’muss’schaffe ! » proféré par le titan en camisole - faut que j’me remette au Travail…
…Le Kid m’envoie, l’autre jour que j’étais en Toscane avec Lady L., un SMS long comme un jour sans vin genre poème de Whitman corrigé par Ginsberg et qu’il a intitulé Prière polaroïd, je le lis et le relis à une table d’un café de Colonata, foyer d’anarchie, le café fait aussi cybercafé et je m’y attarde en me rinçant l’âme aux cascades du jeune rimbaldien à gueule d’éphèbe lutin et mutin, l’autre jour il m’a raconté sa dernière virée au Montenegro, je relis son poème et me dis qu’il y a là-dedans des fulgurances dans un fatras surréalisant d’après les orages de Lautréamont et les rhapsodies à la Cendrars, puis je me dis que l’ère des Futuristes nous a rejoints, j’imagine Marinetti et Maïakovski débarquant à Colonota et découvrant la télé débile du Cavaliere dans la fumée et les lazzis de l’Italie de toujours, à ce moment-là je ne sais pas encore que le bicandier va calancher dans une paire de mois - je lis et relis ces mots du Kid qu’il faudra que je réverbère à mon retour sur mon blog multimondial : «J’ai envie de rester sur mon arbre / derrière mes rochers paresser / j’ai envie de couvrir le détroit / redescendre vers le Sud / où les morcellements d’îles / font des noms de princes doux et / fermentés pluvieux / dans les bouches / et les registres saints… »
(Ce texte constitue la deuxième rhapsodie d'un roman panoptique en chantier. Toutes les images sont signées Philip Seelen. L'auteur de l'extrait du poème cité, Prière polaroïd, est Daniel Vuataz)