Rhapsodies panoptiques (3)
… Le plus souvent, avec le Gitan, on s’retrouve au Café des Abattoirs, et ce soir ça commencera par un G 2 carabiné, dont je tiens le PV. Je noterai tout : j’ai tout noté pour toi, Blacky, comme ça te concerne un peu l’Afrique. Mais avant l’Afrique j’ai noté les gens, les costauds des entrepôts qui reviennent le soir se faire un tribolo, la blonde laminée qui nous répète à l’envi qu’elle préfère sa Toyota Cressida aux mecs qui se succèdent dans sa vie et la lui font chaque éveil un peu plus floche pour pas dire moche, les beautés platinées des trottoirs d’à côté qui viennent se reposer en se balançant des vannes russes ou roumaines, l’Portugais aux commandes toujours aussi stylé avec son profil de lévrier découpé dans du papier froissé, et ses aides-soignantes Doura et Pandoura, la douce et l’insondable mais toutes deux à nous couper les oignons fins - Doura qui te pelotera comme tu en raffoles, Blacky, et Pandoura qui te chahutera vu qu’elle vient du Cap-Vert et que toi t’es qu’un tourlourou de Bantou, voilà ce que je note d’abord quand l’Gitan s’annonce à la cantonade et m’roule un patin à la soviétique des années de fer comme ça se fait pas dans nos contrées, or personne n’aurait l’idée ici de nous classer pédés vus les antécédents du Gitan aux Abattoirs – mais tu sais tout ça Blacky, toi dont personne ici n’aurait l’idée de ricaner de ton coming out vu que le Gitan super-hétéro te défendra à la moindre tentative d’attentat à la dignité de notre p’tit Camerounais sauvage et plus si affinités…
…Je revenais ce soir-là du théâtre, comme tu sais aussi, pendant que t’étais à ton humectoir gay de la Pink Attitude. J’avais revu pour la énième fois le fameux Bonhomme et les incendiaires de cette vieille Frosch de Frisch, et j’étais un peu dépité, mon Dipita, par le coup de vieux que la pièce a pris depuis l’effondrement du Mur et du Rideau de fer – tout ça bien avant ta venue au monde à Douala et l’effondrement des Touines Taouères. J’étais vaguement abattu, mon frère, parce qu’à ton âge j’avais encore cru à cette fable du p’tit patron chiard, directeur d’une p’tite fabrique de lotion capillaire et ne rêvant que de pendre les séditieux boutefeux rôdant dans les années 50 comme autant de bolchévistes impatients de nous incendier nos villas Chez Nous ; bien sûr je pensais à Blocher et à ses blochéristes mais l’Histoire ne repassait pas les plats ; bref je ne me sentais plus convaincu par cette vieille rhétorique de profs de gauche des années 60, ou disons que le côté concerné de tout ça ne me concernait plus, cette ironie à effets brechtiens me paraissait surannée ou plus exactement me rappelait nos fins de soirées énervées de l’Organisation avant que je ne m’en tire alors que le Taulard y entrait par une autre porte – bref tout ça, comme en ce temps-là, me paraissait faussé, pas vraiment vrai, pas réel comme est réelle la réalité réelle que j’retrouve en revanche à chaque fois que j’revois La visite de la vieille dame de l’affreux Dürrenmatt ni-de-gauche-ni-de-droite, qu’on disait alors cynique vu son manque d’empressement de voter comme il faut ou de signer tous les manifestes, et nous revoilà à la case départ où la vraie révolte ne saurait avoir le moindre plomb dans l’aile alors qu’on nous serine que tout va mieux que jamais n’est-ce pas…
…Tandis que l’Afrique aujourd’hui ! Tandis que la faim et la rapine généralisée ! Tandis que tout ça prospère, mais je ne t’apprends rien, Blacky, et ce n’est pas avec toi que je vais me la jouer néo-concerné, ni devant Kiddy ni moins encore avec Lady L. qui tâta bel et bien, elle, des Groupes Afrique de ces années-là –donc je t’ai noté ça et le Gitan a débarqué aux Abattoirs pour notre G2 de début de fin de soirée, il m’a raconté à se désopiler la suite du Quichotte qu’il lit ces jours aux stations de son taxi et je lui ai fait rapport grave de Destruction massive, le dernier pamphlet de ce fou de Ziegler, mon cher Jean des sylves bernoises où survit l’Esprit des Bois, nous avons sifflé force fioles, à un moment donné j’ai qualifié la marche du monde de micmac et le mot a tant botté l’Gitan qu’il s’est levé et s’est exclamé à la cantonade cantonale et multimondiale : « L’micmac on lui casse la gueule !» et c’est alors que je lui ai évoqué la saga de Saga…
… Tu sais bien, mon p’tit Black, que je m’efforce de ne plus trop faire dans l’émotionnel moite. Comme toi je me méfie des pitiés affichées. Comme vous tous je me défie de la commisération de commande nous servant d’oreiller moral et de suspensoir ostentatoire des nos Bons Sentiments tandis que l’Or Vert continue d’être pillé après l’Or Noir et l’Or des pionniers. Mais ne crois pas pour autant que je vire cynique ou désabusé. J’écoute le bruit du siècle et j’essaie de dire ce que ça me dit, avec rien que ma peau sur les mots mais tu sais combien ça compte, la peau, dans la perception du micmac – j’ai lu tout ce que tu as toi-même écrit jusque-là et c’est par la peau de tes mots que je te sens sensible au micmac et vivant en dépit du micmac…
… L’micmac c’est la mort planifiée quelle qu’elle soit, que je dis au Gitan et le Gitan opine et répète comme ça qu’il va lui casser la gueule au micmac. L’autre jour l’Gitan m’a lu les premières pages des Couleurs de l’hirondelle de l’affreux Popescu, son double romanesque pourrait-on dire, et là j’ai pour ainsi dire chialé, comme en lisant J’ai saigné de Cendrars, quand cet enfoiré de Marius Daniel raconte sa dernière visite à sa pauvre mère roumaine allongée dans sa morgue d’hôpital roumain, nue sur le sol avec une pauvre brique sous la tête, et ça disserte dans les médias sur l’opportunité d’accueillir la minable Roumanie dans la noble Europe, mais c’est ça encore l’micmac : c’est l’Popescu qui allonge des euros pour couvrir la nudité de sa mère et payer l’aide des fonctionnaires présents, et plus tard ce sera d’en allonger d’autres, d’euros, pour acheter des fleurs à la morte que de minables Roumains voleront le lendemain de l’enterrement sur la tombe maternelle – voilà le micmac et la version proche de la saga de Saga dont tout le monde se fout plus ou moins, pas vrai Blacky ? Mais je te sens qui t’impatiente d’entendre, à ton tour, la saga de Saga…
…Alors que tu la connais par cœur et, peut-être, voudrais l’oublier ? Je ne sais pas ? Jamais nous n’en avons parlé jusque-là, Blacky, dans nos textos nocturnes de Facebook. Jamais nous n’avons évoqué cette Afrique de Saga, qui est la pire de la saga des misères actuelles, et qui se réduit pour ainsi dire à un texto de SMS. À savoir qu’à Saga, tous les matins, une douzaine d’enfants crevant la faim sont admis dans le dispensaire des saintes sœurs de Teresa, au dam de cent autres dont les mères reviendront le lendemain pour ne pas céder au désespoir…
…Et déjà tu les entends ricaner, Blacky, ceux qui gèrent le micmac. Comme quoi les Lois du Marché pallieront, à la fin, la saga de Saga. Ou comme quoi la Sélection Naturelle. Comme quoi l’Election Surnaturelle et tout ça, tu l’sais bien toi qui a flairé l’micmac évangélique à la néo-coloniale américaine: les derniers seront les premiers et tutti quanti dans le jacuzzi de l’humanitaire, suffit de signer là et de verser tant ou plus selon tes moyens - les plus affamés en rang pour la photo et les autres prenez la file…
… Tu les entends ricaner, Blacky, tous ceux qui savent et qui gèrent ? Tu les entends les ricanants du multimonde ? Tu les entends dans le brouhaha des corbeilles ? Tu les entends comme moi qui ne sais pas que faire, vraiment, de la saga de Saga, quand cet enfoiré de Jean Ziegler, délégué cravaté de l’humanitaire multimondial en matière de tortore, vient nous balancer comme ça qu’un enfant meurt de faim toutes les cinq secondes, tiens, je compte jusqu’à cinq et toi, l’Camerounais pédé à jolies nattes, tu vas t’sentir complice du micmac ou m’reprocher de l’être, moi l’Milou filou de Tintin au Congo qui suis né trop au Nord pour supporter le regard des damnés de la terre…
… Donc on a tenu notre G2 jusqu’au lever des chaises sur le pourtour des tables, aux Abattoirs, avec le Gitan et ses deux pour mille jamais détectés par les collaboratrices et collaborateurs de notre zélée Police dans le ballet des gyrophares – c’est un Mystère de la Nature que l’impunité légendaire du Gitan conduisant son taxi dans tous les états de l’ébriété tsigane sans faillir jamais ni ne se faire gauler -, puis le G2 a viré G3 quand tu nous a rejoints au bar du Roumain plein de Russes accortes toutes ligotées par une autre orga du micmac, ensuite le Kid nous a rejoints, il me semble, on a donc tenu un G4 mais là ça faisait Big Bang dans ma tête, je rejoignais pour ainsi dire la soupe originelle au pied du mur de Planck et j’ai cessé de noter et me suis cassé je ne sais comment au bout de la nuit en me rappelant pourtant, en silhouette décatie à vieux peignoir sexy, la Bella Ciao de nos lendemains qui chantent…
Images: Philip Seelen