Le langage peu à peu imprègne le corps.
Pascal Quignard, Abîmes / Grasset
Une vie ratée est-elle une enfance achevée ? Se rendre compte alors aujourd'hui de ce temps aoriste. Ce temps qui n'en finit pas de s'inachever. Ce matin je me suis levé à cinq heures avec un pan entier et très clair de mon passé aoriste. J'ai six ans ce fameux hiver glacial, nous sommes rentrés d'Allemagne, j'habite Amou désormais et je découvre un univers étrange qui me fait zozoter, presque bégayer. Il me faut pourtant y aller, m'asseoir sur de petits bureaux aux planches dures. Un homme immense est debout, il est laid, il a le visage marron, presque gris, de curieux cheveux frisés, une grosse poche de chair sous le menton, je l'observe souvent. Il a une blouse grise et le ventre curieusement compressé par une ceinture qu'il serre régulièrement au cours de ces longues et fastidieuses journées où il nous demande de l'écouter sans nous laisser d'autre choix. Des éclairs peuvent à moments sortir de sa bouche et de ses mains. Dans la cour où nous sortons, il y a beaucoup de cris et d'agitation, c'est une surface étrangement limitée par de hautes grilles. Barreaux vert-sombre contre lesquels mes doigts s'étreignent. Hiver glacial cette année-là. Le Leuy a dû déborder quelques jours auparavant. Je marche sur le chemin qui va vers la digue avec mon frère. Il fait si beau. Nos pas font craquer la boue gelée. C'est très agréable, mon regard est attiré par un détail qui brille de mille feux sur le chemin, quelques pas plus loin. Je m'approche. C'est une flaque gelée. Une belle petite flaque d'eau gelée en plein milieu du chemin. Sous la peau de glace épaisse et claire il y a un poisson aux écailles et à l'oeil aussi clairs que le linceul de glace dans lequel il est enveloppé. Ce matin-là, ce détail-là, s'inachève sans cesser dans ma vie d'aujourd'hui.
photo Michel Isselé